L'État, Règne de la Magie Noire
Des sacrifices humains et autres superstitions modernes

François-René Rideau

http://fare.tunes.org/

Cet essai de 36000 mots [1], originalement publié en anglais sous le titre Government is the Rule of Black Magic — On Human Sacrifices and Other Modern Superstitions, développe les idées que j'ai présentées dans le discours donné le 10 novembre 2002 à la conférence Liberty 2002 organisée à Londres par la Libertarian Alliance et Libertarian International. L'intuition essentielle en avait déjà été exposée dans des articles précédemment publiés en français: L'étatisme, forme moderne de la magie noire (QL #108), et Magie blanche contre magie noire. Cependant, le présent essai est considérablement augmenté comparé aux articles précédents, et contient des développements en économie, psychologie, philosophie, épistémologie, sociologie et éthique (rien moins que ça!). Il a été publié dans sa version originale en anglais dans le Québécois Libre comme une série de trois articles: Part One (QL #126), Part Two (QL #127), Part Three (QL #128). Je me sens particulièrement honoré que Christian Michel ait sélectionné cet essai pour publication sur son site ouèbe Liberalia.com (section Connaître). Enfin, je remercie Nathalie C. pour son travail initial de traduction. Mes discours subséquents (en Anglais) aux conférences de Libertarian International pouvent être considérés comme des suites de celui-ci: The Enterprise of Liberty vs The Enterprise of Politics (Octobre 2004), Capitalism is the Institution of Ethics, (Avril 2005).


1 Introduction
   1.1 Une sombre conclusion
   1.2 L'État en question
2 L'État: les justifications officielles
   2.1 Les biens publics
   2.2 Le sophisme ad hoc derrière tout collectivisme
   2.3 Bref passage en revue des justifications étatistes
3 Expliquer l'irrationalité rationnellement
   3.1 Opinions et intérêts
   3.2 Motifs récurrents d'irrationalité
   3.3 L'État: la justification officieuse
4 Magie Noire contre Magie Blanche
   4.1 Deux attitudes opposées
   4.2 La couleur magique de la vie
   4.3 Tableau comparatif
   4.4 Formules magiques
5 La magie de l'action humaine
   5.1 Le bien, la connaissance du bien, et l'action en vue du bien
   5.2 La hiérarchie contre l'entreprise
   5.3 Statistique contre cybernétique
   5.4 La loi d'escalade éristique
6 La Magie Noire à l'œuvre
   6.1 Les sacrifices humains
   6.2 Les sortilèges de la Magie Noire
   6.3 Mise en scène du Culte Noir
   6.4 La Magie Noire, ça marche?
7 Conclusion: le Véritable Ennemi
   7.1 L'Ennemi est l'Inimitié elle-même
   7.2 Connaître son Ennemi
   7.3 S'en prendre à la racine
   7.4 L'espoir point à l'horizon


1 Introduction
1.1 Une sombre conclusion

À moins que vous n'ayez visité mon site ouèbe récemment, et voyiez par conséquent où je veux en venir [2] vous êtes probablement interloqués par le titre de mon essai: « L'État, Règne de la Magie Noire, Des sacrifices humains et autres superstitions modernes ». Vous vous demandez: « est-ce que ce mec est une sorte d'allumé? Va-t-il nous raconter que l'État n'est pas notre véritable ennemi, mais qu'il n'est que la manifestation visible de forces du Mal cachées dans l'ombre qui dominent notre monde à travers la magie noire ? » Eh bien, oui, je suis un allumé et oui ce sera plus ou moins ma conclusion. Mais je parie qu'avant d'avoir terminé la lecture de cet article, vous aussi serez allumé et brûlerez du même feu que moi. En fait, si vous êtes en train de lire cette page, c'est sans doute déjà le cas, quand bien même vous ne vous en êtes pas encore rendu compte. Pour vous convaincre, il me suffira de faire jaillir une lumière nouvelle sur ce Mal dont les manifestations ne vous sont que par trop familières [3].

1.2 L'État en question

Mais commençons par le commencement. Si je dois vous raconter le périple intellectuel qui m'a conduit à cette lugubre conclusion, autant démarrer à mon point de départ. La question qui m'avait interpellée doit à un moment ou un autre interpeller tout libéral passionné par la raison. Et la plupart des activistes libéraux sont probablement le même genre de libéraux cérébraux et rationnels que moi (c'est-à-dire NT dans la Typologie de Myers-Briggs [4]). Cette question est: Y a-t-il des justifications rationnelles à l'existence de l'État? Que pouvons-nous dire des explications existantes qui servent de justifications officielles? Autrement dit: l'État est-il la solution aux problèmes qu'il prétend résoudre?

Bien sûr, la réponse à laquelle nous libéraux sommes parvenus est que non, il n'existe pas de justifications rationnelles à l'État [5], que ses explications officielles sont absurdes, et que non seulement l'État ne résout pas les problèmes qu'il prétend résoudre, mais c'est lui qui les crée, pour commencer. Cette réponse nous définit même justement comme libéraux. Mais cette réponse ne suffit pas. Ce serait une erreur que de clore le débat avec elle et de penser que nous avons résolu le problème — notre prise de conscience de ce que l'État est une erreur ne fera pas à elle seule disparaître celui-ci. Nous devons nous demander: Si ces explications sont fausses alors quelle est la véritable raison pour laquelle les gens croient en l'État? Quelle est l'explication rationnelle de ces explications irrationnelles [6]? Autrement dit: Si l'État est la réponse, alors quelle était la question?

C'est ainsi que je dévoilerai le sombre secret de l'État. Puis, je développerai le thème de la magie noire: ses principes; les principes de la magie blanche, son contraire; comment la magie noire se manifeste, etc. Je conclurai brièvement en exposant la tâche qui nous incombe à l'avenir.

2 L'État: les justifications officielles
2.1 Les biens publics

La tentative la plus répandue de justification de l'État en des termes rationnels est la théorie des biens publics et ses variantes [7], qu'elle soit présentée d'un point de vue utilitariste (souvent accompagné de sa boîte à outils économétrique), ou d'un point de vue moral: certaines activités seraient d'une nature particulière ou revêtiraient une importance stratégique et devraient par conséquent être gérées par une agence centrale « dans l'intérêt général ». Sans analyser les détails pour l'instant, qu'il suffise de dire que toutes les autres justifications de l'État se résument d'une façon ou d'une autre à un cas plus ou moins particulier ou plus ou moins général de l'argument des Biens Publics. Le « bien public » considéré peut être une certaine forme de services en rapport avec la sécurité (police, justice, armée), les infrastructures (transport, télécommunications, éducation, santé), l'« harmonisation » dans différents domaines (information, éducation, langue, normes industriels), la certification (identité, cadastre, vérification de la conformité aux normes), etc.

Malheureusement, certains libéraux concèdent aux étatistes quelques « biens publics », mais ils se trouvent alors sur une pente glissante, car il n'existe aucune raison particulière de limiter l'argument des biens publics à quelque service particulier que ce soit. Pour citer Émile Faguet: « Un libéral systématique est un anarchiste qui n'a pas tout le courage de son opinion; un anarchiste est un libéral intransigeant. [8] » En effet, en utilisant des arguments du type « biens publics », l'État peut prétendre justifier une intervention dans n'importe quel domaine — et une fois qu'il intervient, il s'assurera que ce domaine est tellement désorganisé que, grâce au même argument, il devra étendre son joug sur ledit domaine jusqu'à ce que ce dernier soit à la fois complètement sous son contrôle et complètement désorganisé — et que les domaines connexes souffrent à leur tour. Mais bien sûr, une telle intervention est fondée sur la prémisse implicite que l'intervention étatique a un effet positif — ce qui est précisément le point que les étatistes posent en pétition de principe; et ce qui est précisément le point qui mérite d'être contesté.

2.2 Le sophisme ad hoc derrière tout collectivisme

Les arguments en faveur de la collectivisation de tel ou tel service en un « bien public » géré par l'État contiennent intrinsèquement un sophisme ad hoc: pourquoi choisir telle forme particulière de collectivisation plutôt que telle autre?

En effet, pourquoi collectiviser ou pourquoi ne pas collectiviser par exemple, « le papier toilette »? N'y a-t-il pas un besoin plus spécifique de collectiviser « les rouleaux papier toilette doux et vert larges de 13cm, vendus sous une marque dont le nom se termine par un S »? (Après tout, il se pourrait fort bien qu'une société détienne un dangereux monopole sur un tel produit!) Ou pourquoi ne serait-il pas plutôt nécessaire de collectiviser toutes les sortes de papier? Et pourquoi collectiviser à l'échelle de la France? Pourquoi ne pas collectiviser à une plus petite échelle, celle du 5ème arrondissement de Paris, par exemple, ou celle du pâté de maisons d'à côté? Ou à plus grande échelle, disons l'Eurasie du Nord, ou notre quadrant galactique? Et pourquoi même collectiviser sur un plan géographique? Pourquoi ne pas collectiviser pour les personnes dont le patronyme commence par un « R » ou pour les personnes portant des chaussettes noires?

Quitte à choisir l'échelle de manière arbitraire, nous pourrions tout aussi bien arguer que les services considérés sont d'une nature ou d'une importance telles pour chaque « individu » qu'il ne devrait pas être soumis à la coercition et privé de sa capacité individuelle de choisir librement comment ces services devraient lui être fournis. Ou, si nous devons considérer le point de vue contraire, pourquoi s'arrêter? Si la collectivisation du service considéré revêt une telle importance qu'il est d'une priorité absolue que tous obéissent aux mêmes ordres, et que cela justifie la coercition et la violence jusqu'à ce que tout le monde s'incline devant une même unique autorité, alors nous devrions arrêter toute autre activité, suspendre tous les droits de l'homme, et mener une guerre mondiale jusqu'à ce qu'un État mondial soit créé et que finalement, tous vivent sous la même règle. Et pourquoi même s'arrêter là? Avant que de montrer le moindre respect envers les droits individuels, il est urgent d'envoyer des vaisseaux spatiaux conquérir l'univers afin d'obliger les extraterrestres à accepter les mêmes lois sociales que sur Terre.

Les collectivistes acceptent de manière implicite que leur argument n'est pas universel: leur affirmation elle-même suppose l'existence d'importants effets contraires qui deviennent prépondérants et limitent le champ d'application de leur argument. Quels sont ces effets contraires, quelle est leur pertinence, quelles sont leurs limites? Ce n'est qu'en identifiant et étudiant ces effets contraires que l'applicabilité éventuelle de leur propre argument pourra être établi. En d'autres termes, leur affirmation contient sa propre contradiction, qu'ils refusent d'examiner par ignorance volontaire. Leur appel à la coercition étatique se fonde sur une vue à sens unique de l'État. C'est le cas de toutes les justifications invoquées par les étatistes [9].

2.3 Bref passage en revue des justifications étatistes

Voici un bref passage en revue des justifications données par les étatistes pour établir la nécessité ou l'utilité de l'État. Les autres arguments en faveur des « biens publics » peuvent également être démontés comme fallacieux [10]. Pour plus de détails, veuillez vous référer aux notes de bas de pages.

3 Expliquer l'irrationalité rationnellement
3.1 Opinions et intérêts

C'est une chose de savoir que les arguments étatistes sont fondés sur des sophismes antilogiques, mais c'en est une plus ardue de comprendre pourquoi et comment ces sophismes apparaissent. Quels sont les mécanismes de pensée qui amènent à développer ces sortes de croyances et leurs justifications? Comment se fait-il que tant de gens croient dur comme fer que l'État peut résoudre comme par magie n'importe lequel de tous les problèmes qu'ils redoutent ou auxquels ils se trouvent confrontés?

Une manière courante de répondre à ces questions est d'analyser la popularité de ces opinions fausses à la lumière de l'intérêt personnel de ceux qui les véhiculent et qui les acceptent [22]. Dans cette perspective, ces personnes prospéreront mieux qui auront véhiculé ou accepté des opinions quand respectivement la popularité de ces opinions ou l'apparence de leur acceptation confèrent auxdites personnes un gain marginal ou une réduction des coûts [23]. Cette méthode a été employée avec succès pour développer la théorie des choix public, qui explique les mécanismes fondamentaux de la décision politique dans les démocraties. C'est un outil très important pour déceler et évaluer les forces qui sont à la source de l'oppression et la spoliation politiques à travers le monde.

Ces forces sont telles qu'à chaque fois qu'il existe un potentiel pour une exploitation, quelqu'un viendra et utilisera ce potentiel à son profit. Et le potentiel en ce cas est le fait qu'une population soit prête à accepter d'être exploitée [24]: à chaque fois qu'une population aura des croyances qui la fera accepter volontairement une exploitation, alors des entrepreneurs politiques se précipiteront pour transformer cette opportunité en exploitation effective. Notez que c'est une raison de plus pour laquelle les subventions étatiques ne sont jamais utiles et peuvent toujours être comptées presque entièrement comme consommation: parce que toute promesse d'exploitation potentielle suscite du lobbying pour récolter (et conserver) ces subventions, jusqu'à ce que le gain marginal (subventions moins coûts de lobbying) égale le retour sur investissement marginal dans les autres domaines [25]. Les personnes se spécialisant dans « l'entreprise politique » découvriront ou créeront de nouvelles ressources vierges qu'ils exploiteront, tout en préservant et intensifiant l'exploitation existante [26].

La conclusion de cette analyse est que la bataille pour la liberté n'est pas une bataille entre personnes, mais une bataille entre idées. Tant que les idées qui favorisent l'exploitation seront largement acceptées, le véritable potentiel d'oppression restera tout aussi fort, et combattre les oppresseurs actuels et abolir les formes d'oppression présentes ne conduira qu'à l'apparition d'oppresseurs différents qui prendront le contrôle et institueront de nouvelles formes d'oppression. C'est la servitude volontaire, comme la Boétie l'appelait, l'acceptation du pouvoir, qui doit être combattue.

Pour ce qui est de suggérer des façons de combattre les sophismes, cette approche n'offre pas de réponses très encourageantes; certes elle offre des recettes générales quant à la manière de conduire ou de ne pas conduire une action de lobbying, mais un tel conseil a une portée identique, que l'on s'engage pour ou contre la liberté, et il semble que les ennemis de la liberté bénéficient déjà d'une longueur d'avance dans l'utilisation de telles techniques [27]. Si nous devons aller plus loin et combattre effectivement ces sophismes, si nous devons choisir des actions qui surpasseront la propagande étatiste, alors nous devons prendre une approche qui soit qualitative et non pas seulement quantitative. Pourquoi ces sophismes survivent-ils, et non pas d'autres sophismes? Si ces sophismes étaient dissipés avec succès, est-ce que l'exploitation serait vaincue, ou est-ce que les intérêts en jeu susciteraient juste de nouveaux sophismes pour les remplacer, l'exploitation demeurant aussi intensive que jamais? Y a-t-il quelque chose dans ces sophismes qui peut nous amener au Mal à abattre, plutôt qu'au formes superficielles qu'Il peut remplacer à chaque fois qu'elles seront démasquées? Pour le découvrir, nous devons analyser les motifs récurrents de pensée sous-jacents aux sophismes employés pour justifier l'État.

3.2 Motifs récurrents d'irrationalité

Un premier point commun évident dans toutes ces justifications de l'État: elles supposent toutes que l'État fournit d'une façon ou d'une autre des biens gratuitement, sans aucune contrepartie coûteuse. L'existence d'un tel motif récurrent chez les étatistes n'est pas une nouveauté; nous libéraux avons même une mantra pour chasser ce motif: URGYARDT [28]. Ce qui est toutefois remarquable est que toutes les justifications étatistes incluent ce motif, même si c'est parfois d'une manière peu évidente. Le motif est très visible dans les cas triviaux, où les biens censés être gratuits sont les subventions qui ne sont pas mises en rapport avec les taxes correspondantes. Dans les cas plus subtils, le motif est d'autant mieux camouflé que la situation est plus complexe, mais il est toujours présent: par exemple, l'État est censé apporter gratuitement la coordination entre les actes des personnes en vue du bien commun. Au final, ce que l'État est censé apporter est une sorte de garantie que le mal ne se produira pas, un sentiment très particulier de sécurité. Mais dans tous les cas, on suppose que l'État fait surgir quelque chose de nulle part [29]: l'unique condition qui semble requise pour que l'État nous accorde ses bénédictions est que nous les exigions en le pétitionnant avec une foi suffisante.

Un second motif récurrent qui peut être trouvé accompagner le premier est la perception de l'État comme une entité extérieure, quelque chose se trouvant en dehors de la société et au dessus d'elle. Et cette nature divine est précisément ce qui lui permet de créer et de distribuer des biens, des services, de la confiance ou quoi que ce soit d'autre, sans qu'il en coûte rien. Cette nature divine est clairement révélée par le respect craintif des gens face au pouvoir visible de l'État: « comment de simples individus pourraient-ils accomplir ceci? » demandent-ils donc, quand on leur suggère que le monopole public sur telle ou telle autre activité devrait être aboli. Or, qu'il s'agisse de monopole public ou d'absence de monopole public, ce sont toujours de « simples » individus qui accomplissent toutes choses! Bien évidemment qu'il en est ainsi, et il ne peut pas en être autrement. Les politiciens et hauts fonctionnaires ne sont pas plus que les autres individus; en fait, l'expérience aussi bien que la théorie montre qu'ils sont d'habitude moins que les autres individus — parce qu'ils sont irresponsables. L'État ne saupoudre pas ses maîtres et servants avec de la poudre féérique et ne leur confère aucun pouvoir magique. En fait, l'État leur confère effectivement un pouvoir spécial dont nous autres individus normaux ne disposons pas — et ce pouvoir est en effet ce qui caractérise l'État: c'est le pouvoir d'user légalement de la coercition à l'encontre de ceux qui refusent d'obéir. Ce Dieu que les étatistes adorent n'est autre que la Force Brute. Ainsi, traduit en termes réels, en arrachant le voile de magie, la question que se posent toutes ces personnes impressionnées est vraiment: « comment tout cela pourrait-il être effectué sans coercition? » Et la réponse évidente est alors « avec moins de souffrance » [30].

Comme nous progressons vers le sombre secret de l'étatisme, nous trouvons un troisième motif récurrent commun à toutes les justifications de l'État: toutes introduisent un faux compromis entre la liberté et un bien quelconque, où l'État est censé être l'entité divine avec laquelle on commerce pour acheter ledit bien au prix de notre liberté. Divine, car il ne fait aucun doute pour personne, y compris les étatistes, qu'aucune force humaine ne pourrait proposer une telle transaction [31]. Mais les étatistes soit sont ignorants du comportement humain, soit classifient l'État comme en-dehors de l'humanité — pour eux, l'État est un Dieu (d'où la lettre capitale), un entité collectiviste supérieure avec laquelle commercer. (Où est ma facture [32]?) La façon dont ils esquivent la question cruciale: « Qui garantira le garant [33]? » est de la repousser derrière un voile d'ignorance et de foi aveugle. Encore une fois, une force surnaturelle est censée faire apparaître de la confiance de nulle part, gratuitement. Les mantras magiques, les textes sacrés au pouvoir magique, tels que les constitutions [34], les rituels complexes et l'appareil formel de l'État et de son administration, tout cela contribue à tromper le peuple pour qu'il attribue à l'État une Aura divine.

Un dernier point commun à tous ces sophismes est qu'ils contiennent leur propre réfutation dynamique. Autrement dit, elles impliquent dans le temps des conséquences contraires aux axiomes sur lesquelles elles reposent. Elles supposent des hypothèses dont les effets mènent à la disparition de ces hypothèses. Ce type très particulier de contradiction montre qu'à l'origine de ces sophismes il y a une tournure de penser qui ignore la dynamique de l'action humaine et sa causation et qui se concentre sur des considérations statiques sur la société à base de corrélations. De telles contradictions sont fondées sur un type de raisonnement statique qui fait fi des principes fondamentaux du comportement humain dynamique — qui ignore la nature même de l'homme. C'est pourquoi il est paradoxal que les étatistes accusent souvent les libéraux d'utopisme, d'irréalisme et de méconnaissance de la nature humaine, alors que ce sont précisément les étatistes qui méritent de tels commentaires! Mais de tels paradoxes ne sont pas chose rare chez les étatistes.

À vrai dire, les justifications de l'étatisme ne constituent pas un recueil d'erreurs isolées; elles proviennent d'une ligne systématique de raisonnement défaillant, fondée sur un paradigme fort, sur une certaine vision du monde.

3.3 L'État: la justification officieuse

Il ressort de notre étude que toutes les justifications de l'État se résument en fin de compte à cela: l'adoration religieuse de l'État comme une autorité surnaturelle toute puissante. L'État est l'idole d'un culte païen qui s'ignore. La croyance en un tel non-sens serait considérée comme une maladie mentale s'il ne s'agissait pas d'une croyance aussi répandue. Et nous pouvons espérer que dans un futur pas trop éloigné, elle sera effectivement considérée comme une pandémie mentale, une maladie infantile ayant infecté le monde à une époque où l'humanité était encore très jeune. Néanmoins, pour le moment, c'est à nous qu'il incombe de concevoir un remède — et pour être capable de le faire, nous devons tout d'abord comprendre cette maladie, ses moyens de survie, ses modes de propagation. Nous devons examiner consciencieusement les mécanismes psychologiques sous-jacents à un tel système de croyance, identifier les failles par lesquelles cette croyance parasite pénètre l'esprit des gens.

Les gouvernements s'arrogent une autorité usurpée. Aussi, dans la mesure où la structure des sentiments humains constitue un héritage génétique commun, toute tendance forte et cohérente des gens de croire en l'État trouve son explication dans l'usurpation d'un certain sentiment naturel de soumission à l'autorité. Les sources naturelles de l'autorité ne sont pas très nombreuses: les parents ont une certaine autorité sur leurs enfants dans la mesure où ils subviennent à leurs besoins; les amis donnent des avis dont la prise en compte peut jouer sur la préservation de leur alliance; des chefs mènent leur peuple dans des courtes situations d'urgence (guerre, incendie, catastrophe naturelle, etc.); les aînés ou les héros ayant réalisé de grands exploits disposent d'une autorité sur le commun des mortels à mesure que leur sagesse est reconnue. À l'échelle de l'évolution, la structure innée de l'esprit humain n'a sans doute pas pu intégrer des motifs bien plus complexes que cela [35].

La première sorte d'autorité naturelle dans la vie de l'homme est celle des parents. Les sophismes utilisés pour justifier l'État sont effectivement des sophismes parentaux — ils s'appuient sur les mécanismes mentaux primitifs par lesquels les nourrissons établissent une relation avec leurs parents. Pour un jeune enfant, les parents apparaissent comme des entités supérieures qui offrent des biens gratuitement, si seulement on gémit et l'on pleure, sans avoir à penser aux tenants et aboutissant menant à la production des biens ainsi accordés. Les parents sont vus comme bienveillants, entretenant avec leurs enfants une relation d'amour mutuel; les enfants en bas âge ont une confiance absolue dans leurs parents [36]. Enfin, il est presque universellement accepté que les parents ont une autorité de décider pour leurs enfants, qui peut aller jusqu'à la punition en certains cas — bien que les limites précises de l'autorité parentale soient discutables [37].

Il ne fait aucun doute que les États feignent d'assumer le rôle de parents. Dans les autocraties, tout au long de l'Histoire, le tyran s'est toujours présenté personnellement comme le Père de la Nation [38], Big Brother, ou quelque chose dans le genre [39]. Dans les pays où le pouvoir est plus dilué, aucun homme d'État n'oserait se targuer d'un titre aussi pompeux — bien qu'il ne soit pas rare que des politiciens puissants ou longtemps demeurés au pouvoir soient gratifiés par des journalistes de surnoms à la fois flatteurs et moqueurs de la même veine [40]; mais même dans ces pays, l'État dans son ensemble ne se réclame pas moins du rôle et des pouvoirs qui incombent aux parents: la mythologie de l'État comme parent, ou de la Nation incarnant un parent dont l'État est le porte-parole reste très présente dans le discours public sur l'État. Est révélateur de cela la facilité avec laquelle sont produits et acceptés des symboles aussi communs que l'Oncle Sam ou la personnification maternelle de diverses nations. De même qu'il n'est pas rare, lors de discussions avec des étatistes, que ceux-ci fassent explicitement référence à l'idée que l'État remplit le rôle du parent pour les citoyens, qui sont maintenus pour leur part dans celui d'enfants irresponsables.

Toutefois, la maladie étatique ne substitue pas simplement l'État aux parents: elle essaye de conférer de l'autorité à l'État à partir de toutes les sources disponibles. La Démocratie, la Nation, ou le « Contrat Social », sont autant d'astuces qui permettent à l'État d'usurper l'autorité d'une alliance volontaire entre amis, bien qu'il manque précisément à une telle alliance les fondements nécessaires à sa validité, à savoir son caractère volontaire, — autrement dit, la liberté d'entrer dans cette alliance ou de préférer ne pas y entrer, et même celle d'en sortir. Les États usurpent aussi le rôle du chef en temps de crise. Ils s'attellent dans un premier temps à exclure toute concurrence à cet égard; puis ils renforcent leur puissance en créant un climat permanent de crise. Les échecs d'un État deviennent ainsi des instruments clefs de sa propre conservation, en prolongeant et étendant la crise que l'État est censé résoudre. Enfin, les États subventionnent grassement ceux parmi les prétendus « scientifiques », « artistes » et « experts » qui soutiennent leur autorité, se réclamant ainsi de l'approbation de la sagesse humaine pour leurs édits.

Même si tous ces rôles étaient légitimement assumés, ils ne doteraient les gouvernements d'aucun des pouvoirs politiques que ces derniers revendiquent: asservir à temps partiel les citoyens et les non-citoyens, dépouiller et emprisonner ceux qui ne coopèrent pas, tuer et torturer ceux qui résistent — et plus important encore, faire des lois. Le pouvoir de légiférer est le pouvoir divin de définir et redéfinir de manière unilatérale les règles qui lient les États aux personnes vivant sous leur joug, et qui définissent les rapports de ces personnes entre elles. Parents, amis, sages hommes, et même chefs, ne disposent d'aucune de ces prérogatives sur ceux qui acceptent volontairement leur autorité, sans parler des autres. Avec toutes leurs tromperies et leur fraude émotive, les États essayent rien moins que d'usurper le rôle de Dieu — l'autorité suprême [41].

Afin d'accomplir son imposture émotionnelle et intellectuelle, le mème étatique [42] ne se contente pas de détourner les émotions existantes de leurs cibles légitimes: il va surtout dénaturer gravement la manière dont les personnes infectées perçoivent le monde. Il doit contourner le système de défense naturel de l'esprit humain, son système immunitaire: la raison, ce filtre à conneries. Et il doit prendre des mesures constamment renouvelées pour maintenir ce système de défense dans un état où il sera inefficace à son égard [43]. Pourtant, dans le même temps, il ne peut pas détruire purement et simplement toute l'intelligence humaine, car alors, les humains infectés ne survivraient pas assez longtemps pour propager le mème [44]. Le parasite gagnant doit détruire l'entendement de manière sélective; il doit conditionner l'application de son contenu fallacieux de sorte qu'il n'empêche pas les qualités de survie innées; il doit laisser suffisamment d'esprit vivant et en bonne santé afin de nourrir et transmettre la maladie [45].

Ce contournement et cette destruction sélective du système immunitaire constituent l'essence de la maladie étatiste, comme de toutes les maladies. C'est le point fondamental qui résume cette maladie, c'est la source qui permet toutes les erreurs. C'est la faille par laquelle la maladie peut envahir notre système de compréhension de la société et de l'univers. C'est la cause qui mène fatalement à des conséquences terribles. C'est la pierre angulaire de toutes les impostures intellectuelles et émotives; c'est la clef qui justifie tout comportement criminel massif. Ce n'est qu'en identifiant cette faille que nous pouvons établir de nouvelles défenses et trouver un remède. Par conséquent, nous devons étudier plus profondément les mécanismes par lesquels cette maladie mentale altère notre système immunitaire; nous devons analyser complètement le Mal originel dans ce mème étatiste qui infecte les esprits humains. Et pour commencer, nous devons donner son nom à ce Mal: la Magie Noire.

4 Magie Noire contre Magie Blanche
4.1 Deux attitudes opposées

Comme toutes les maladies, la Magie Noire peut être caractérisée par ses symptômes. Nous trouvons un bon résumé, précis et concis de ces symptômes dans une entrée du Dictionnaire du Diable d'Ambrose Bierce:

Prier, v.: demander que les lois de l'univers soient annulées en faveur d'un unique pétitionnaire qui confesse en être indigne.

La meilleure façon de mettre en évidence la Magie Noire est de la contraster avec l'attitude opposée de la Magie Blanche, qui est adoptée par les esprits sains [46].

Tout un chacun cherche le bonheur, le succès ou la rédemption; mais nous pouvons distinguer deux chemins radicalement opposés à suivre dans cette recherche. Un servant de la Magie Noire mendie des dons, il s'humilie, se soumet à des forces supérieures. Un pratiquant de la Magie Blanche mérite des récompenses, il développe la fierté de soi et la maîtrise de la nature (dans un sens non-hiérarchique). Un servant de la Magie Noire tente d'obtenir des faveurs de forces supérieures en faisant des sacrifices, en détruisant des objets et des personnes, en affichant bruyamment ses intentions amicales, voire en s'humiliant dans des actes de soumission abjecte. Un pratiquant de la Magie Blanche tente d'extraire des satisfactions des personnes et des choses terrestres (dans une relation non-hiérarchique [47]), en s'améliorant lui-même et en améliorant sa propriété, en créant des biens et des services, en faisant un travail effectif, en développant fièrement ses propres compétences. Les servants de la Magie Noire sont ignorants de la nature et de la façon dont elle fonctionne, et se rebellent contre elle quand elle ne satisfait pas leurs désirs. Les pratiquants de la Magie Blanche tentent de comprendre la nature et ses mécanismes, ils l'acceptent comme elle est, et utilisent leur connaissance de la nature pour obtenir des satisfactions. Pour un servant de la Magie Noire, les Dieux sont des êtres surnaturels au-dessus de nous; leur nature est Sacrée et ne souffre aucune mise en doute. Pour les pratiquants de la Magie Blanche, en tant que les choses peuvent être expliquées en terme de Dieux, les Dieux ne sont pas autre chose que des aspects de la Nature elle-même. Pour les servants de la Magie Noire, le but ultime est l'accomplissement des désirs les plus débridés, l'impossibilité en étant vaincue dans un paradis surréel qui sera accordé aux adorateurs dans un futur lointain ou après la mort. Pour les pratiquants de la Magie Blanche, le but ultime est d'obtenir des satisfactions appréciées avant la mort, avec la sagesse de réévaluer ses propres désirs pour qu'ils entrent dans le domaine du possible.

Voilà ce que j'appelle la Magie Noire — la croyance et la pratique de la recherche de bonnes choses comme autant de miracles accordés par un certain type de Dieux jaloux et vénaux: des Dieux qui exigent que vous vous humiliiez devant eux; des Dieux qui récompensent les sacrifices qui prouvent votre servilité; des Dieux qui jouissent de l'abjection de leurs croyants et de l'assujettissement des incroyants; des Dieux qui se complaisent de la destruction ou de la dégradation de soi-même et des autres; des Dieux aux pouvoirs illimités et aux désirs arbitraires, qui ne sont tenus par aucune loi connaissable par la raison, mais sont censés être influencés par l'affichage d'une obéissance servile de la part de leurs adorateurs. Bien sûr, des dieux abjects qui peuvent être achetés par une telle attitude ne méritent absolument pas d'être adorés. Ils sont des monstruosités contre lesquelles tout humain qui se respecte ne peut que se révolter. Ceux qui se prosternent aux pieds de tels dieux sont des esclaves, des pourceaux; ce sont des créatures indignes de leur libre arbitre, et qui d'ailleurs s'empressent de l'abandonner.

À l'opposé, la Magie Blanche est un ensemble de croyances complètement différent, qui implique un type complètement différent de Dieux incorruptibles mais bienveillants: des Dieux qui demandent qu'une personne s'améliore elle-même; des Dieux qui récompensent la création qui prouve la maîtrise d'une personne par les fruits mêmes de la création; des Dieux qui font leurs délices de l'estime de soi des croyants, et de l'élévation des non-croyants au rang de partenaires; des Dieux qui se réjouissent de l'autonomie et de la fierté des pratiquants; des Dieux aux pouvoirs limités, dont le comportement est circonscrit par les lois connaissables de la nature, qui ne sont émus que par l'ingénierie adaptée de leurs fiers contemplateurs. Ces Dieux n'ont pas à être adorés, mais compris. Ils sont des faits de la nature que les humains doivent apprendre à connaître et à accepter. Ceux qui maîtrisent ces Dieux deviennent de meilleurs humains; ce sont des êtres moraux exerçant leur moralité en faisant des choix, et qui recherchent effectivement la liberté et sa face duale, la responsabilité, comme la mère de toutes les vertus.

4.2 La couleur magique de la vie

La Magie Noire et la Magie Blanche sont deux pôles opposés dans l'univers des attitudes que les humains peuvent avoir vis-à-vis de la Vie. Dans le comportement humain réel, dans les croyances, les religions et les discours réels des humains, dans la complexité de l'esprit de chaque personne, ces deux attitudes opposées peuvent être simultanément présentes, et leur nombreuses instances imbriquées, combinées, mélangées. La réalité du comportement humain oscille entre ces deux extrêmes, et le plus souvent donne des teintes de gris. Mais ce gris ne veut pas dire que le noir et le blanc n'existent pas: la notion même de teintes de gris présuppose que le noir et le blanc existent, qu'ils peuvent être séparé et que l'on peut être plus près de l'un que de l'autre.

Séparer le blanc du noir n'est pas facile. Effectivement, ces deux aspects sont simultanément présents dans les cultures et religions traditionnelles; des mots identiques auront plusieurs sens de couleurs radicalement différentes; et la plupart des gens confondront ces sens dans un concept vague et mou qui les empêchera de distinguer l'opposition entre ces sens. Ainsi, des personnes confuses ou trompeuses feront souvent appel à des motifs récurrents de pensée qui sauteront d'un sens à l'autre sans que la plupart des auditeurs ne s'aperçoivent de l'erreur ou de l'imposture. Et cette confusion permanente n'est pas un simple jeu de malchance: la Magie Noire développe systématiquement des apparences trompeuses: elle se fera passer pour de la magie blanche pour revendiquer les créations de cette dernière, et pour usurper ainsi pouvoir et légitimité. Les magiciens noirs, ces grands destructeurs qui dominent la société, se grimeront de blanc, et prétendront être les grands créateurs, tandis qu'ils habilleront en noir les magiciens blancs asservis qui sont les véritables créateurs.

Ainsi, ceux qui croient ce qu'ils ont appris à l'école et dans les médias de masse auront une idée inversée de ce que sont la magie blanche et la magie noire, de qui sont les exploités et les exploiteurs, de ce que sont les principes de création et de destruction. Les personnes les plus crédules inverseront effectivement le noir et le blanc sur un grand nombre de sujets, partout où la propagande officielle est efficace. Les personnes moins crédules seront troublées au point de voir du gris partout. Bien sûr, les personnes n'ont généralement aucun mal à distinguer ce qui est constructif et ce qui est destructif en ce qui les concerne directement, de façon que la propagande de la magie noire peut rarement tromper les gens concernant leur intérêt personnel immédiat; mais elle peut les tromper concernant leur intérêt personnel à long terme, et concernant l'intérêt personnel de personnes qu'elles ne connaissent pas bien. Elle inverse la vision morale à longue portée des personnes crédules, et induit une myopie morale sur les personnes moins crédules. Cette inversion occasionne de nombreuses confusions; elle crée pour chaque croyant une zone intermédiaire où tout est flou ou auto-contradictoire, entre leur entendement correct à courte portée et leur entendement inversé à longue portée; cela à son tour induit un sentiment d'absurdité quant à la vie. En fin de compte, ce phénomène mène à une forme de schizophrénie parmi ceux qui acceptent des théories aussi éloignées de la pratique quotidienne [48], à une auto-destruction de ceux qui refusent d'adopter des pratiques opposées à leurs théories, et à une atrophie des esprits de ceux qui cherchent à éviter un conflit mental en rejetant indifféremment toute théorie.

Pour comprendre le monde, nous devons donc apprendre à démêler l'arbre de la magie blanche des lianes parasites de la magie noire qui l'enserrent. Pour pouvoir estimer les effets des différentes attitudes et actions, nous devons étudier les influences respectives de la Magie Noire et de la Magie Blanche sur le comportement humain. La Magie Noire gagne toujours dans l'apparence; vous la verrez toujours dominer les institutions établies, glorifiée par des rites formels et des spectacles bouleversants. Mais c'est la magie blanche qui fait vraiment tourner le monde, même s'il faut du discernement pour s'en apercevoir. Les magiciens noirs sont experts en voeux pieux, imprécations oisives, et tromperie d'eux-mêmes et des autres; mais seul le travail assidu des magiciens blancs fait effectivement progresser le monde. Toute la création découle des principes de la Magie Blanche. La Magie Blanche sert de fondement à la civilisation même. Et la Magie Noire elle-même ne peut survivre que comme parasite de la Magie Blanche, — car s'il n'y a pas de création, il ne restera bientôt plus rien à détruire.

4.3 Tableau comparatif

Murray Rothbard, dans la conclusion de son livre Power and Market, a dressé un petit tableau comparatif entre les conséquences de ce qu'il a appelé « le principe du marché » (The Market Principle) et « le principe hégémonique » (The Hegemonic Principle). Nous pourrions très bien étendre ce tableau pour résumer l'opposition entre ces principes plus larges que sont la Magie Blanche et la Magie Noire. En fait, en considérant ce tableau, nous pourrions également appeler ces principes respectivement le principe libertaire et le principe autoritaire, ou encore le principe libéral et le principe étatiste, le principe de liberté et le principe de contrainte, le principe marchand et le principe guerrier, le principe économique et le principe politique, le principe volontariste et le principe coercitif, etc.

Quelques conséquences de ces deux principes opposés
Le principe du marchéLe principe hégémonique
liberté individuellecoercition
bénéfice mutuel général (utilité sociale maximisée)exploitation — bénéfice d'un groupe aux dépens d'un autre
harmonie mutuelleconflit de caste: guerre de tous contre tous
paixguerre
pouvoir de l'homme sur la naturepouvoir de l'homme sur l'homme
satisfaction la plus efficace des désirs des consommateurssatisfaction des désirs des dirigeants au détriment de ceux des citoyens
calcul économiquechaos calculationnel
incitations à la production et à l'avancement des standards de viedestruction des incitations: consommation du capital et régression dans les standards de vie
La magie blancheLa magie noire
Praxéologie — pensée rationnelle sur les choix dynamiquesPensée magique — pensée votive sur des paramètres statiques
Science comme processus de libre questionnementSuperstition sous l'autorité des dogmes officiels
Règles universelles simplesAffirmations ad hoc complexes
Démonstrations logiquesParadoxes
Cohérence interne — la raison comme filtre incontournable des croyancesDouble pensée — suspendre la raison pour préserver les croyances
Comprendre la natureÉlever un culte à l'ignorance
Accepter les faitsSe révolter contre la nature
Réaliser des potentiels effectifsPoursuivre des fantaisies irréelles
L'économie comme un point de vue sur l'action humaineL'économie comme traitant de paiement monétaires, en vue de taxation par l'État
Ceux qui peuvent effectivement faire des prédictions utiles récoltent leur récompense sur le marchéCeux qui font des statistiques inutiles sont payés par l'État pour justifier sa spoliation
Gagner sa vie, par son travail productifDevoir sa vie au bon vouloir d'autrui
Production: exploitation mutuelle pour bénéfice mutuelPrédation: exploitation unilatérale au bénéfice de l'un et pour la perte de l'autre
Intérêts harmoniques, jeux gagnant-gagnant à somme positiveIntérêts antagoniques, jeux gagnant-perdant à somme négative
Convaincre par la persuasionContraindre par la force
CréationDestruction
VieMort
Discipline interne d'autonomie personnelle et d'exercicesRituels externes de mendicité plaintive et démunie
Arguments rationnelsAppels émotionnels
CausalitéCorrélation
CybernétiqueStatistique
Droit de dissidenceObligation d'obéissance
ConsentementCompulsion
Liberté, Mère de l'OrdreOrdre, Prétexte pour l'Oppression
Ordre émergentChaos imposé
Moralité fondée sur les bonnes actions, non pertinence des intentions derrière les actionsMoralité fondée sur les bonnes intentions, non pertinence des résultats des actions
Justice fondée sur le respect et la restauration des droits de propriété de chaque individuJustice fondée sur la coercition des individus pour qu'ils entrent dans le moule de l'utopie collective
Choix dynamiquesVœux statiques

4.4 Formules magiques

La Magie Blanche et la Magie Noire sont des attitudes qui colorient tout ce qu'elles touchent. En effet, c'est en structurant la façon dont les gens pensent qu'elles influencent la façon dont les gens agissent. Comme tous les mèmes auto-reproducteurs, elles se répandent et survivent si et seulement si les actes qui en découlent contribuent à leur tour au succès du mème. Une cible majeure pour ces mèmes est donc le centre du langage, le mécanisme par lequel les individus associent un sens aux mots et relient les mots les uns aux autres et aux émotions, la façon dont les gens comprennent le monde.

George Orwell, dans son fameux roman 1984, décrit comment les régimes totalitaires tentent de limiter la façon dont les gens peuvent penser, s'exprimer et échanger des idées potentiellement subversives pour le pouvoir en place, en remodelant le langage pour en faire ce qu'il appelle le novlang: le vocabulaire est réduit; les termes sont redéfinis pour ne vouloir dire que ce que le parti veut bien; et pour avoir les connotations en accord avec la ligne de l'idéologie du parti; les mots et sens subversifs sont éliminés, etc. [49] Quand les ennemis de la liberté ne disposent pas d'un pouvoir totalitaire, ils ne peuvent pas manipuler le langage à volonté; toutefois, ils peuvent toujours répandre leurs connotations dans les mots, ajouter juste assez de sens secondaires à des mots existants pour les rendre inutiles (ou tout du moins bien moins utiles) pour exprimer des idées opposées aux leurs, ou quelqu'idée précise que ce soit. En effet, Friedrich Hayek a bien observé comme l'adjectif « social », employé comme suffixe de termes comme « justice », « contrat », « responsabilité », etc., leur faisait dire le contraire diamétral de ce pour quoi les libéraux auraient employé ces mots. Des philosophes comme Henry Hazlitt ou Ayn Rand ont aussi observé comment les mots « égoïsme » et « altruisme » étaient utilisés par les ennemis de la liberté avec des sens grossièrement incohérents, et promus comme incompatibles et opposés l'un à l'autre, l'égoïsme étant présenté comme mal et l'altruisme comme bien, justifiant ainsi le sacrifice de l'individu à la collectivité, incarnée dans son État [50].

Nous pouvons relever un cas où les magiciens noirs ont fortement biaisé un mot dans notre tableau comparatif précédent: le mot « exploitation ». L'exploitation signifie la réalisation d'un potentiel d'utilité; extraire un bien de quelque chose ou de quelqu'un. Ainsi, l'exploitation mutuelle est quelque chose de profondément bien, qui permet à chacun de s'en sortir mieux, avec comme résultat net la création de richesse pour tous — l'exploitation mutuelle est la source de tout ce qu'il y a de bien dans la société [51]. Mais les magiciens noirs ont chargé le mot « exploitation » pour vouloir dire spécifiquement une exploitation unilatérale de l'un au bénéfice de l'autre, avec pour résultat net la destruction de richesses. Encore une fois, ils veulent que chacun admette implicitement que la société est fondée non pas sur des relations de production, mais sur des relations de prédation. Les magiciens noirs pensent en termes de prédation; ils reprochent alors à l'exploitation d'être un mal quand d'autres qu'eux s'y livrent, et prétendent que c'est un bien quand eux s'y livrent (quoiqu'ils ne prononceront pas le mot maudit d'« exploitation » dans ce cas). En fait, puisqu'une société fondée exclusivement sur la prédation est impossible, en fin de compte, la Magie Noire sera fondée sur une imposture par laquelle la plupart des servants de la Magie Noire seront eux-mêmes des producteurs asservis, victimes de la prédation, mais complètement trompés au sujet de ce que sont la production et la prédation. La croyance en la Magie Noire est donc un parasite infestant des gens qui vivent vraiment grâce aux règles créatrices de la Magie Blanche; elle permet à quelques véritables magiciens noirs de vivre aux dépens de ces gens; mais elle peut même survivre sans bénéficier vraiment à quiconque.

Parfois, la Magie Blanche gagne la bataille du vocabulaire. Mon témoin préféré en est le mot « to earn », — un mot typiquement anglais et américain, qui n'a pas d'équivalent véritable en français. Il implique une relation dynamique entre un résultat et les moyens de l'obtenir: à travers un dur labeur, vous obtenez une chose de valeur que vous méritez. Toute une morale de création, de productivité, d'honnêteté, de propriété individuelle, de responsabilité personnelle, et de liberté se trouve derrière ce mot. Cependant, même en tentant de décrire le sens de ce mot libéral, je dois utiliser des mots qui peuvent prêter à confusion, et que les autoritaristes prendront allègrement d'assaut: dur labeur, productivité. Les magiciens noirs, qui n'entendent rien aux relations de causation, déconnecteront le travail de son résultat, et ou bien rejetteront le travail comme mauvais en soi [52], ou autrement feront l'éloge des vertus du travail comme bon en soi [53]. Les magicien blancs ont de l'estime pour le « dur labeur », non pas en rapport avec l'intensité des efforts, mais en rapport avec l'intensité des résultats [54]. Il est compris comme une loi de la nature que les gains faciles seront vite récoltés et considérés comme acquis sans effort particulier (tout effort requis impliquant que le gain n'était pas si facile après tout). Ainsi, tout travail productif qui porte des fruits valables de façon prévisible demandera probablement quelqu'effort intense ou quelque pénétration rare. Et c'est précisément la propension à sacrifier des plaisirs immédiats pour un résultat éloigné a priori peu évident qui mérite éloge — en tant que ce résultat éloigné est effectivement un gain. Toutefois, ce qui est apprécié est la capacité à voir et agir au-delà des gains immédiats — le bien ultimement supérieur rendu possible par le sacrifice immédiat; ce n'est pas le mal du sacrifice immédiat lui-même [55]! L'éloge ou l'absence d'éloge que mérite le dur labeur peut être mis en relation avec l'éloge ou l'absence d'éloge que mérite la réflexion intense: ce qui compte n'est pas l'effort dépensé à penser en soi, c'est le résultat en terme de profondeur de la pensée atteinte. Et cette profondeur même ne doit être évaluée qu'à travers les améliorations qu'elle apporte aux comportements; lesquels comportements à leur tour doivent être évalués par les satisfactions personnelles qu'elles suscitent (y compris les satisfactions indirectes obtenues par la coopération avec d'autres personnes qui peuvent être plus directement satisfaites grâce à cette pensée). Le but est « moins de pensée, plus de résultats », et non pas le contraire [56]; une pensée profonde n'est bonne que si l'un dans l'autre elle ouvre la voie à de nouvelles stratégies de comportement qui économisent le besoin de penser dans le futur tout en permettant d'obtenir un résultat équivalent ou meilleur — c'est un investissement en capital.

La Magie Noire, Principe d'Autorité, est un mème qui déforme profondément la façon dont ses victimes voient le monde, par opposition à la vue correcte qu'offre la Magie Blanche, Principe de Liberté. Si nous autres libéraux voulons guérir les malades du mème de la Magie Noire, nous devons pleinement saisir les conséquences de la façon dont la Magie Noire déforme l'entendement de ses victimes. Car nous ne pouvons les soigner qu'en les convainquant, et en communicant avec eux, nous devrons franchir le fossé sémantique entre les mots tels que nous les comprenons, et les mêmes mots tels que ces victimes les comprennent — chaque victime ayant son ensemble subtilement différent de distorsions dans le sens des mots [57].

5 La magie de l'action humaine
5.1 Le bien, la connaissance du bien, et l'action en vue du bien

Dans la section précédente, nous avons identifiées les attitudes fondamentales que sont la Magie Blanche et la Magie Noire comme deux mèmes concurrents (ou comme une famille de paires de mèmes concurrents). Nous les avons étudiés du point de vue mémotypique [58], nous procéderons avec le point de vue phénotypique: comment ces attitudes se traduisent en termes de comportement individuel dynamique.

Une étape cruciale de rétroaction entre la compréhension qu'une personne a du monde et l'action de cette personne a sur le monde réside dans la façon dont cette personne décide ce qui est bon et de ce qui est mal, quelles actions préférer et quelles actions éviter, quels buts poursuivre activement et quels buts éviter activement. Ces questions définissent non seulement la moralité d'une personne, non seulement ses goûts, mais sa vie. Ainsi la première question de l'éthique est: y a-t-il en ce monde quoique ce soit de supérieur, de sacré, de bien ou quelqu'en soit le nom? La seconde question de l'éthique est: comment pouvons-nous identifier cette supériorité, ce sacré, ce bien, cette qualité dont le nom importe peu, avec assez de précision pour la distinguer de ce qui est inférieur, blasphématoire, mauvais, ou peu qualifié selon-ce-nom-peu-important? Et la troisième question de l'éthique est: une fois identifié ces buts valables, comment pouvons nous au mieux les promouvoir [59]?

La première question de l'éthique trouve facilement sa réponse: le fait même de poser la question, de respirer de l'air, suppose que la vie vaut pour celui qui le fait; nous savons que certaines choses valent mieux que d'autres, nous le ressentons, et c'est bien pourquoi nous agissons [60]. Voilà qui exorcise le nihilisme moral.

Avec la seconde et la troisième questions, la Magie Noire et la Magie Blanche impliquent des approches opposées, des épistémologies opposées. Les magiciens noirs ont une vision statique du monde; ils voient l'information s'écoulant à sens unique, de l'Autorité vers vous, et de vous vers ceux qui sont plus éloignés encore de l'autorité. Les magiciens blancs par contre ont une vision dynamique du monde; l'information n'est pas totalement connaissable à l'avance, et la façon dont nous interagissons avec le monde est déterminante non seulement pour la façon de faire progresser le bien mais aussi pour la découverte même de ce en quoi consiste ce bien.

D'où des structures très différentes de l'organisation sociale: la structure type après laquelle les magiciens noirs modélisent les interactions sociales est la hiérarchie; la structure type après laquelle les magiciens blancs modélisent les interactions sociales est l'entreprise.

Avec la Magie Noire, chaque homme est une « fin en soi », distincte de chaque autre homme et opposée à toutes les autres. La lutte interne est la condition naturelle mutuelle des hommes, et seul un ordre imposé de l'extérieur peut les faire coopérer; et cette coopération même ne peut avoir lieu que pour une seule fin commune possible: combattre des ennemis extérieurs communs, que ce soient des ennemis effectifs (animaux sauvages qui peuvent être prédateurs ou proies, étrangers qui peuvent soit « nous » envahir et « nous » asservir soit être envahis et asservis par « nous »), ou des ennemis symboliques (qui peuvent être des envahisseurs comme le chômage, la pauvreté, la maladie, ou des esclaves potentiels comme les processus commerciaux, l'électricité, l'espace). Cet ordre imposé de l'extérieur prend la forme d'une structure de commandement au-dessus des hommes; cette structure de commandement est maintenue en place par des hommes qui doivent eux-mêmes être coordonnés par un commandement au-dessus d'eux, et ainsi de suite, dans une hiérarchie, jusqu'à ce qu'un seul homme détienne le commandement ultime, et obtienne son Autorité directement du principe d'autorité officiel ultime de la Magie Noire: le Droit de Conquête, la Classe Dirigeante, la Race Supérieure, l'Ordre Naturel des Choses, Dieu, la Religion, le Peuple, la Nation, la République Une et Indivisible, la Démocratie, etc. La nature est vue comme une lutte à plusieurs niveaux, depuis le Cosmique jusqu'au trivial, et l'organisation sociale correspond à la structure de la nature, en étant divisée selon une hiérarchie imbriquée de groupes avec des ennemis extérieurs communs et sinon des conflits internes qui sont résolus de force par une autorité qui empêche les sous-groupes d'interagir librement. La figure prototypique de la Magie Noire est un administrateur gestionnaire d'hommes, qui commande à ceux en-dessous de lui et reçoit ses ordres d'au-dessus.

Avec la Magie Blanche, chaque homme a ses propres fins, mais les fins des hommes ne sont pas intrinsèquement incompatibles ou opposées: les hommes peuvent tirer bénéfice de la coopération, et leurs fins peuvent ainsi être vues comme harmoniques. Chaque homme est donc un moyen légitime pour les fins de chaque autre homme, la coopération étant obtenue par l'aide mutuelle en vue des fins de chacun, chacun étant à la fois utilisé et utilisateur dans une exploitation mutuelle mutuellement bénéfique [61]. La condition naturelle de la société est donc un ordre émergent de coopération; et cette coopération a lieu parce que chaque homme poursuit ses propres buts, et utilise comme moyens d'autres hommes coopérant volontairement. Ensemble, les gens peuvent construire, améliorer, remplacer et abandonner des structures rationnelles, aussi bien mécaniques que sociales, pour maîtriser la nature, la mettre en mouvement, réagir à ses événements, s'adapter à ses changements, etc. Nous produisons les satisfactions des buts que nous nous fixons pour nos vies par l'ingénierie des processus naturels en vue de servir nos fins; nous réalisons les structures qui nous satisfont avec les ressources disponibles [62]. L'organisation de la défense contre les agresseurs n'est qu'un cas particulier de l'effort de préservation des structures que nous créons contre la destruction par des forces extérieures; et la prise en compte des forces adverses qui dégradent et détruisent les structures que nous créons fait elle-même partie de notre ingénierie de ces structures dynamiques. Comme pour tous les autres problèmes de la vie, le danger d'une agression doit être résolu par la libre coopération pour maximiser son résultat et minimiser ses coûts. L'organisation de la société est une structure adaptative dynamique d'invididus coopérant et se coordonnant à travers des contrats volontaires tissés sur le marché libre. Pour les magiciens blancs, la Vie est une Entreprise Créatrice. La figure prototypique de la Magie Blanche est l'ingénieur entrepreneur, qui maîtrise une technique et recherche la coopération d'autres hommes pour l'utiliser à la construction de structures qui apporteront les plus grandes satisfactions à partir des moindres ressources [63].

5.2 La hiérarchie contre l'entreprise

Pour les magiciens noirs, certaines connaissances s'écoulent de l'Autorité vers les simples mortels. La société idéale de la Magie Noire est donc organisée hiérarchiquement autour de l'Autorité, dans une division en castes: au sommet, il y a les prêtres, les sages hommes, les brahmanes, les membres du parti intérieur, les intellectuels officiels, les politiciens, ou quelque soit leur nom, desquels s'écoule l'ordre de la société. Après viennent les militaires, les guerriers, les policiers, les employés de l'administration, les fonctionnaires, les enseignants et autres commissaires politiques, qui disséminent et font respecter l'ordre supérieur auprès de la société. En dessous vient la masse des producteurs, travailleurs, paysans, artisans, techniciens, ingénieurs et autres esclaves, qui effectuent le travail physique; bien qu'une minorité d'entre eux puisse avoir des compétences avancées concernant la maîtrise de la nature, ils sont eux-mêmes considérés socialement comme des outils dans les mains de l'élite; et bien que ces travailleurs qualifiés dussent être payés davantage (ou sinon, ils abandonneraient leurs qualifications et se contenteraient des corvées communes), l'idéologie officielle les déclare inférieurs aux travailleurs physiques. Tout en bas de l'échelle sociale, à peine tolérés si tant est qu'on leur permet d'exister, il y a les commerçants, les marchands, les prêteurs, les spéculateurs, qui font un travail méprisable, qui est au mieux compris comme la récupération des déchets laissés par une administration ordonnée, comme le fait de profiter de la misère humaine d'une façon mystérieuse, de faire les sales besognes qui sont en dessous des soucis de la Hiérarchie.

Aussi caricatural qu'il paraisse, ce modèle est repris à l'identique par toutes les utopies totalitaires: c'est l'idéal suivi par les antiques empires d'Égypte, de Chine [64] ou des Andes; c'est le modèle proposé par Platon dans sa République, et dans les théories des brahmanes indiens ou des légistes européens; c'est la vision du communisme et de ses versions social-démocrates adoucies. Le fait qu'il y ait à peine la moindre variation parmi tous les idéaux totalitaires de tant d'époques différentes et de lieux différents, même en absence de communication intellectuelle entre ces lieux et époques, est un indice fort de l'existence d'un même Mal derrière eux: le Principe d'Autorité, la Magie Noire.

De plus, nous voyons pourquoi un magicien noir vénérera le Pouvoir en lui-même, tout en détestant quiconque détient le Pouvoir, si ce détenteur du Pouvoir ne suit pas l'Unique Vraie Autorité telle que comprise par ledit magicien noir: le monde dans son état actuel est une sacrée dystopie pour le magicien noir qui ne s'identifie pas pleinement avec l'État; en même temps, au rythme où le monde change en général et où les États changent en particulier, et avec le grand nombre de variantes de la Magie Noire, une identification complète de personnes avec leur État est forcément rare. Les magiciens noirs qui s'identifient assez avec leur État chercheront à s'en emparer, et à le réformer pour qu'il corresponde mieux à leurs idéaux. Les magiciens noirs horrifiés par une trop grande divergence entre leur conception du Bien et l'autorité actuellement régnante qu'ils rejettent, chercheront à faire une révolution, ou, s'ils sont trop faibles, à s'échapper, ou sinon, ils vivront comme des parasites antisociaux vandalisant une société qu'ils abhorrent.

Un mythe essentiel sur lequel repose le Principe d'Autorité est le mythe de la connaissance objective, qu'elle soit justifiée comme découlant de la « religion vraie », ou, de nos jours, de la « science établie »: autant de croyances qui doivent être acceptées sans possibilité de dissidence par les gens qui les reçoivent de la bouche des grands prêtres; des connaissances dont l'investigation n'est bonne que si elle est effectuée par l'élite officielle, et mauvaise si elle est effectuée par d'autres. Cette connaissance objective doit être mis en contraste avec le relativisme proclamé des magiciens noirs récents à propos de la réalité quand ils justifient la variété des choix arbitraires des nombreuses tyrannies qu'ils défendent: si la réalité contredit leurs théories, alors c'est la réalité qui a tort, ou encore elle est « plurielle », de telle sorte qu'ils sont exempts du besoin rationnel de cohérence logique.

La Magie Blanche, au contraire, rejette la prémisse d'une connaissance objective à propos d'une réalité relative, mais se fonde en lieu et place sur une connaissance relative d'une réalité objective. Toute connaissance est conjecture, mais la réalité fournit un cadre solide contre lequel tester et améliorer notre connaissance; quoiqu'il soit plus correct de renverser la direction de la phrase précédente: la réalité n'existe pas pour tester notre connaissance et discriminer la vérité divinement donnée de l'erreur inspirée par le diable; bien au contraire, nous développons des connaissances pour organiser notre comportement au sein de la réalité, pour ajuster ce comportement dans le but de réaliser les buts intérieurs qui sont nôtres.

Remarquez qu'en considérant le fait que toute connaissance est conjecture depuis le point de vue statique de la Magie Noire, on en arrive précisément au sophisme du relativisme, à la négation de la raison, et à la prééminence de la force brutale comme critère ultime de « vérité ». Au contraire, en considérant ce fait du point de vue dynamique de la Magie Blanche nous arrivons à voir toute connaissance comme un pari et à réaliser que chaque acte de notre vie est un choix d'entrepreneur [65]. Dans le paradigme de la Magie Noire, la Vie est un Combat, chaque homme combattant pour sa propre personne dans un monde absurde. Dans le paradigme de la Magie Blanche, la Vie est une Entreprise, chaque homme construisant sa propre vie dans un monde de sens.

Effectivement, toute connaissance que nous avons à propos du futur ne peut être obtenue que de l'expérience passée par induction. David Hume a montré que l'induction ne pouvait jamais mener à une connaissance certaine, mais seulement à des conjectures, car toute règle générale que nous pourrions induire de l'expérience passée peut toujours être invalidée par une expérience future [66]. Il y a une infinité de façons de digérer des données en un ensemble de règles. Cependant, parmi ces façons, certaines sont plus simples, étant donné les connaissances déjà acquises qui varient avec les individus et au cours du temps; et c'est dans un sens fort une stratégie optimale d'accorder exponentiellement plus de crédit aux explications plus simples qu'aux explications plus complexes: une telle stratégie minimise la quantité de temps et d'énergie employés tout en laissant le moins d'ouvertures pour une manipulation par des mèmes qui voudraient nous parasiter en s'insérant dans les explications [67].

Maintenant, bien que la même stratégie, indépendamment des connaissances initiales, mènera ultimement au même comportement asymptotique confrontée à la même séquence d'événements (et cela constitue son critère faible de cohérence) en pratique, nous partons tous de connaissances initiales différentes, nous avons tous des intellects différents, nous sommes tous confrontés à des séquences d'événements différentes, et notre vie est trop courte pour jamais s'approcher de l'asymptote. C'est pourquoi, en fin de compte, la connaissance est quelque chose de subjectif et de personnel: elle est basée sur une expérience qui ne peut jamais être complètement partagée; elle est adaptée à chacune de nos vies; elle n'est jamais adaptée à la vie de quiconque d'autre; elle s'améliore avec la rétroaction des décisions prises basées sur elle; elle part dans tous les sens sans rétroaction appropriée.

Le modèle social proposé par la Magie Blanche n'est donc pas une hiérarchie, mais une interaction, où chaque individu prend des décisions intrinsèquement personnelles, dans un paradigme qui mène simultanément à l'amélioration de soi et au respect des autres: liberté, responsabilité, propriété.

Pour les magiciens noirs, la connaissance est sacrée; elle est objectivement acquise en suivant l'Autorité. Pour les magiciens blancs, le processus de vie-apprentissage est sacré; la connaissance subjective naît du respect de la Liberté. Pour les magiciens noirs, la connaissance préexiste et doit être suivie. Pour les magiciens blancs, la connaissance est un type de bien parmi tant d'autres, que nous pouvons obtenir, en en payant le prix, quand nous faisons le pari qu'elle sera pertinente pour améliorer nos décisions futures et que cette amélioration vaudra son prix [68]; la connaissance n'est jamais parfaite, mais elle n'a jamais besoin d'être parfaite, elle a juste besoin d'être suffisamment bonne — ou plutôt, elle ne constitue qu'une des nombreuses parties de notre capital entrepreneurial individuel.

5.3 Statistique contre cybernétique

La Magie Noire et la Magie Blanche ont des approches opposées de la connaissance. Nous avons vu comme cela les menait à des approches complètement différentes pour l'organisation de la société. Mais cela implique aussi des approches opposées sur la façon d'obtenir la connaissance sociale. En effet, en Magie Noire, les personnes qui détiennent le pouvoir social ont quand même besoin de fonder leurs décisions sur quelque information; tandis que dans une société rigide simple une hiérarchie fixe peut être suffisante pour que les ordres soient transmis sans discussion du sommet à la base, lorsque la société victime du parasitisme de la Magie Noire grandit en complexité, une telle hiérarchie rigide ne peut plus convenir; aussi, les institutions de la Magie Noire développent des outils propres, pour produire l'information sur laquelle les magiciens noirs pourront s'accorder en vue de prendre des décisions sur la façon de se nourrir de la société parasitée. À l'opposé, en Magie Blanche, la liberté d'acquérir et d'utiliser la connaissance et de fournir à autrui des services autour de la connaissance implique que différentes gens se spécialiseront dans différentes formes de connaissance, de façon que ceux qui n'ont pas ces connaissances puissent quand même en profiter; aucun des spécialistes n'aura aucune autorité a priori, au lieu de quoi chacun pourra vendre ses services sur un marché libre; cependant, des méthodes seront développées par les spécialistes pour acquérir des connaissances et par les béotiens pour détecter les bons spécialistes, dans un environnement de coopération concurrentielle.

L'approche de la Magie Noire pour comprendre le monde est statique. Elle tente de décrire le monde en termes de paramètres, dont la pertinence est mesurée par la résonance émotionnelle de sa valeur, plutôt que par aucune théorie rationnelle en terme de chaînes de causation parmi les événements qui affectent ces paramètres (quoique comme nous l'avons vu dans le cas des justifications des biens publics, un semblant d'explication rationnelle peut être donné pour satisfaire les surgissements contenus de la magie blanche dans la population parasitée). Ces paramètres sont à leur tour mesurés, et ces mesures et leur science, la statistique, sont au cœur l'approche de la connaissance par la Magie Noire; elles servent à justifier les politiques étatistes, où l'État, considéré comme un entité extérieure à la société, prend des mesures pour modifier magiquement les paramètres en direction d'une valeur plus désirable (proclamée telle par les statisticiens).

Toutefois, puisqu'il existe une infinité de paramètres qui pourraient être affectés par une infinité d'événements, le point de vue statistique donne toujours une image partielle, fausse, et en fin de compte trompeuse du monde. Étant donné un ensemble statique de mesures statistiques, on peut toujours inventer une intervention étatique qui leur fera produire des chiffres meilleurs en apparence, en « cachant la poussière sous le tapis »: c'est-à-dire qu'on améliorera les aspects mesurés au prix d'une évolution défavorable des aspects non mesurés; et ces aspects non mesurés comprennent d'ailleurs les préconditions indispensables à ce que les mesures effectuées conservent d'une fois à l'autre un même sens; de sorte que même une éventuelle variation positive des mesures consécutives à l'intervention ne signifie aucune amélioration même partielle. Ainsi, quand les mesures statistiques sont utilisées comme buts (comme dans le cas ces « critères de convergence », ou celui des rodomontades de tel gouvernement à propos de la réduction ou de l'augmentation de tel chiffre) le résultat est que les États interviendront de telle façon que les choses non mesurées empireront continuellement et que les mesures elles-mêmes se videront de leur sens [69] [70].

Les justifications statistiques de l'État consistent donc toujours en (1) se concentrer sur un « problème » qui soit un ensemble particulier de paramètres mesurés, en déconnectant ces paramètres d'autres paramètres nécessaires à ce que la mesure ait un sens. (2) appliquer une instance du Sophisme de ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas pour montrer comment tel plan permettrait d'améliorer les mesures, sans considérations pour le fait que cette intervention en fait empire les paramètres non mesurés au point d'être nocive (3) poser la coercition étatique comme la solution magique au problème d'imposer le plan conçu, puisque ce plan ne fonctionne pas tant que règne la liberté.

L'attitude statistique n'a pas besoin de chiffres pour se tromper: le fait de porter son attention sur un ensemble de paramètres statiques, de déconnecter les modifications apportées à ces paramètres des conséquences dynamiques des moyens employés pour les modifier, l'invocation de l'État comme un dieu magique capable d'intervenir gratuitement — tout cela définit le point de vue statistique, et explique en quoi il s'agit d'une imposture intellectuelle. Les chiffres ne sont qu'un moyen de donner une façade pseudo-scientifique à l'attitude statistique. Ils ne sont qu'un ornement rituel destiné à inspirer l'humilité, une mise en scène religieuse de la religion étatiste de Magie Noire [71].

Bien sûr, plus élaborée est la couverture de mesures statistiques, plus complexe est l'appareil technocratique nécessaire pour intervenir d'une manière qui améliore les chiffres mesurés (au détriment du public en général). Quand les buts statistiques sont employés comme guides pour développer les administrations publiques, le poids, le coût, et l'inefficacité des ces agences gouvernementales augmentera, produisant de nouvelles statistiques et des interventions plus complexes, jusqu'au point où même de telles nouvelles mesures ne peuvent plus améliorer les chiffres; au-delà de ce point, l'État est dans une atmosphère de crise permanente, où il travaille dur sans résultat positif, même selon ses propres normes falsifiées [72]. Les statistiques sont l'outil par excellence par lequel les États jouent au sophisme de ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas. Certains essaient d'utiliser les outils mêmes de l'État pour repousser l'intervention étatique loin d'eux: ils produisent des contre-statistiques, etc. Mais il leur coûte fort cher de tenir à jour ces statistiques, qui seront disputées par l'État, et en fin de compte, le mieux qu'ils puissent accomplir est que l'État inclura de nouveaux paramètres dans ses statistiques, ce qui mènera à davantage d'interventions avec davantage de complexité et de subtilité. Les contre-statistiques peuvent être un moyen efficace de faire pression sur l'État en faveur d'une intervention à votre avantage, si vous arrivez à faire adopter votre arsenal statistique par l'État, ou si vous arrivez à vendre à l'État votre ralliement aux thèses officielles. Mais les contre-statistiques ne peuvent pas être employées comme moyen de réduire l'intervention globale de l'État.

En fait, les statistiques sont nées comme un outil de comptabilité fiscale; effectivement, ils sont une manière pour l'État de garder une trace de ses avoirs. Le calcul « économique » de la Magie Noire est bien basé sur la comptabilité et les statistiques, se focalisant sur la question de savoir qui possède quelles richesses, et qui les échange quoi avec qui, de façon à taxer tout ce beau monde [73]. Les citoyens sont forcés de déclarer tout ce qu'ils possèdent et tout ce qu'ils gagnent, pour que l'État puisse leur en prélever une partie; l'État de son côté promet représailles et confiscation à tout citoyen qui ne déclarerait pas tout proprement à l'administration. L'emploi des statistiques comme paradigme pour l'imposture intellectuelle est un développement secondaire de ce but comptable originel; c'est une adaptation évolutionnaire de l'État, confronté à une société technique où il est indispensable de diffuser une certaine rationalité dans la population, de telle sorte que la force brute ne peut plus être employée sans arborer une apparence trompeuse lui donnant un semblant de raison.

La Magie Blanche est fondée sur une épistémologie complètement différente. Elle a une approche dynamique de la compréhension du monde en termes de causation, de décisions prises sur la foi d'informations, sur le flux dynamique d'information et d'énergie, etc. C'est une approche cybernétique. Les notions fondamentales qu'elle considère sont les décisions, les événements, les choix, chacun avec ses implications dynamiques, plutôt que des agrégats qui donneraient des chiffres statiques indépendamment de toute chaîne causale. Autrement dit, la vision du monde de la Magie Blanche n'est pas moins partielle, mais elle s'intéresse aux moyens compréhensibles plutôt qu'aux fins incompréhensibles. Elle nous permet de prendre des décisions qui ne sont pas flouées par le biais systématique (qu'il soit volontaire ou involontaire) du processus de fabrication des statistiques. Et en effet, les informations que nous traitons ne peuvent en fin de compte influencer le monde qu'à travers les décisions que nous prenons. Ces décisions sont donc l'élément de base à partir duquel la vie humaine est construite. Elles sont le tissu même de la vie: non pas des joies et peines statiques, mais des décisions responsables et leurs effets en retour.

Les sophismes comptables de la Magie Noire comparent le présent au passé (dans le cadre de quelques paramètres, tandis que d'autres sont cachés); ils créditent les uns et débitent les autres (en pratique, les privilégiés sont créditeurs, et les exploités paient); la comptabilité enregistre les transferts de propriété; elle donne de l'information sur ce qui s'est passé, mais ne peut d'aucune façon prédire ce qui arrivera pour l'adaptation aux changements inévitables de la vie. Cependant, quand une personne fait un choix, cette personne n'a jamais, ô grand jamais à choisir entre le futur et le passé; le temps s'écoule, qu'on le veuille ou non. Une personne a toujours, et à jamais à choisir entre de multiples futurs. C'est pourquoi la morale et l'économie (et en fait, l'économie est la même chose que la moralité) n'est jamais concernée par les coûts comptables; bien plutôt, elle est est toujours concernée par les coûts d'opportunité, c'est-à-dire, la différence attendue de résultat entre les diverses opportunités. Les coûts comptables sont non pertinents; les seules personnes qui se soucient jamais des coûts comptables sont les fonctionnaires du fisc — autrement dit, les voleurs [74].

Le calcul économique dans le paradigme de Magie Blanche est donc le raisonnement praxéologique: il considère les coûts d'opportunité des diverses décisions, plutôt que les coûts comptables dénués de pertinence. Il compare le présent aux multiples futurs possibles, tels qu'indexés par les divers choix auxquels une personne est effectivement confrontée, plutôt que par quelques changements miraculeux dans des paramètres externes. Il tente d'évaluer quelle sera la différence entre les divers résultats qu'apportent chacune des alternatives disponibles (cette différence est le coût économique de l'alternative considéré, aussi connu sous le nom de coût d'opportunité). Il donne de l'information sur ce qui pourrait arriver, il est un outil pour la prise de décision. Il sert de guide dans l'allocation de chacune des ressources à un projet plutôt qu'à un autre.

Étant donné la connaissance des divers coûts d'opportunité, et les préférences des individus, le praxéologue peut déterminer quelles décisions seront préférées et prises. Bien sûr, la connaissance de divers coûts d'opportunité ne peut être que partielle, et ces coûts seront évalués différemment par divers individus selon leurs connaissances et leurs préférences. Mais cela en soi constitue une opportunité: cela signifie qu'un échange d'information entre personnes peut les aider à prendre de meilleures décisions, en leur donnant de meilleurs modèles l'un de l'autre quant à leurs préférences et opportunités, de façon à s'adapter non seulement à ce que la nature peut faire mais aussi à ce que l'un et l'autre fera. Ainsi, bien que cette information sur les opportunités et préférences [75] peut dépendre d'un grand nombre de facteurs inconnus ou non maîtrisés, il est possible de faire des prédictions utiles; de plus, la coopération entre personnes permet en fait de diminuer les risques et de réduire les effets des facteurs non maîtrisés en partageant l'information, en construisant des stratégies élaborées basées sur l'action coordonnée, en distribuant les responsabilités sur chaque sujet à ceux qui connaissent le mieux le domaine, etc.

La prédiction précise du résultat d'une combinaison de tous les choix humains, étant considérées toutes les conditions particulières dans lesquelles ces choix sont faits, est hors de portée de quiconque, ou d'une quelconque combinaison de personnes — ne fût-ce que parce que la connaissance sur laquelle fonder une telle prédiction n'est elle-même pas disponible. Nous ne pouvons jamais savoir à coup sûr lequel de deux choix une autre personne préférera, à moins de lui proposer effectivement ce choix et de voir ce qu'elle choisira, à quel moment il est trop tard pour faire une prédiction. Et cela ne concerne qu'un seul choix, tandis que la combinaison de toutes les actions humaines est bien plus complexe. Ainsi, la compréhension complète de la société humaine est au-delà de la porté de quiconque. Mais cela ne veut pas dire qu'il est impossible d'obtenir des formes d'entendement partiel, ni qu'aucune prescription utile ne soit possible. En effet, il est possible de discerner des lois générales immuables du comportement humain, qui ne sont pas moins des lois de la nature que les lois de l'électromagnétisme; et par la connaissance de ces lois, il est possible de déduire des principes généraux du comportement, et une ingénierie du comportement, de même qu'il y a des règles générales de sûreté pour l'utilisation d'appareils électromagnétiques et un art du génie électrique.

À partir des règles que les gens reconnaissent explicitement ou suivent implicitement, un ordre émerge dans la société. Cette ordre est rarement voire jamais utilisé comme une explication pour justifier les règles à suivre — ce qui compte, cependant, est que l'ordre en question est en fait une conséquence inévitable de l'acceptation de ces règles. Les cybernéticiens s'intéressent à ces règles, ce qu'elles sont, ce qu'elles peuvent être, comment elles affectent l'ordre émergent, comment les modifier, dans quelles limites elles peuvent être modifiées, quelles recettes peuvent être suivies pour construire un meilleur comportement, etc. En étudiant les règles de comportement, les cybernéticiens feront particulièrement attention aux variants et aux invariants: quels potentiels et quelle information sont conservés par quels événements, et lesquels sont consommés de façon irréversible; quels phénomènes sont le lieu d'une rétroaction positive, et conduisent à des forces évolutionnaires; quels phénomènes sont le lieu d'une rétroaction négative, et conduisent à des équilibres partiels; quels événements modifient les opportunités disponibles, etc. Avec une telle analyse, il devient possible de détecter systématiquement les sophismes tels que ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas qui défient les lois naturelles fondamentales de conservation, et de concentrer son énergie et son attention sur des plans qui marchent réellement.

5.4 La loi d'escalade éristique

La Magie Blanche et la Magie Noire diffèrent non seulement dans la façon dont elles nous encouragent à collecter de l'information et à déterminer ce qui est bien, mais aussi dans la façon qu'elles nous font agir en vue de ce que nous croyons être le bien. Alors que la pensée statique de la Magie Noire implique une théorie de l'action morale orientée vers les buts poursuivis, la pensée dynamique de la Magie Blanche implique une théorie de la justice orientée vers les moyens employés.

Selon le Principe d'Autorité, certaines personnes savent ce qui est bien, certaines personnes ont l'autorité de déterminer ce qui est bien. En conséquence, pour les autoritaristes, les personnes qui vont à l'encontre des opinions exprimées par cette autorité agissent de façon mauvaise, et devraient être empêchées de le faire; la coercition est donc considérée comme un moyen légitime d'imposer aux dissidents les opinions de l'autorité dans le domaine qui est reconnu comme sien.

Au contraire, selon le Principe de Liberté, le bien en général et la connaissance utile en particulier émergent du fait que chaque personne est libre de ses choix et responsable vis-à-vis de ses choix, dans la limite de la propriété que ladite personne crée et acquiert. Pour paraphraser Hayek, nous libéraux ne nions pas qu'il existe des personnes supérieures, des choix meilleurs, des actions morales et immorales, etc. Ce que nous nions c'est que quiconque ait l'autorité de décider qui sont ces personnes supérieures, quels sont ces choix meilleurs, quelles actions sont morales ou immorales, etc. [76]

En effet, en supposant que certaines personnes sachent mieux que d'autres, comment établirons-nous qui sont ces personnes? L'autorité ne résout pas le problème de la connaissance de ce qui est bien; elle ne fait que repousser ce problème, pour le cacher sous le tapis de l'irrationalité. En fin de compte, chaque individu, pour déterminer à quelle autorité se confier, devra toujours utiliser sa propre raison, sa propre expérience, ses propres traditions (qui ne sont que l'expérience accumulée à travers les siècles). Le propre esprit d'une personne est irréductiblement le critère ultime pour les choix que fera cette personne, même si elle choisit de les déléguer; une certaine liberté et responsabilité personnelle ne peut être annulée, même dans le cadre le plus autoritariste.

Car même si vous acceptez quelqu'autorité, même si Dieu vous parle directement et que vous le savez, il se peut que les autres personnes ne le sachent pas. Elles n'ont aucun moyen de s'assurer de vos prétentions, et n'ont donc aucune raison a priori de vous croire, de suivre à l'identique la même autorité, etc. Elles ne peuvent d'aucune façon raisonnable prendre votre mot pour dit. Et même si elles sont d'accord avec vous d'une façon formelle, acquiesçant à votre opinion, utilisant à l'identique les mêmes mots que vous en provenance de la même autorité, elles peuvent en fait faire une interprétation différente de ces mots, elles peuvent les comprendre avec un sens différent, avec des différences subtiles mais essentielles. Ainsi même avec un accord formel sur une autorité commune, il reste la question de communiquer les idées que l'on a de ce qu'est le Bien, pour qu'elles l'emportent contre les idées opposées. En supposant qu'une personne sache ce qu'est le bien, comment peut-elle faire en sorte que d'autres personnes le sache aussi? En supposant que l'idée de bien d'une personne a potentiellement un sens pour d'autres personnes à qui elle veut la transmettre, quelles sont les manières légitimes ou efficaces d'accomplir cette transmission?

Voilà une autre façon de laquelle le Principe d'Autorité ne peut pas esquiver la nécessité pratique de convaincre des gens de façon pacifique: chaque candidat à l'autorité n'a de ressources individuelles directes pour ne contraindre au plus que quelques autres personnes pour exécuter les ordres de ce candidat; ce n'est qu'en acquérant la coopération de séides, d'hommes de mains, de suivants et de complices qu'une personne peut étendre sa prise sur des individus non consentants. Et tous ces servants et complices doivent être convaincus, séduits ou autrement persuadés, non pas par une autorité préexistante, mais par des moyens non autoritaires. Or, dans la cas de la Magie Noire, ces façons non-autoritaires comprennent l'imposture et la tromperie, la culture de la superstition et de l'irrationalité, autant que les gangs de brigands consentants s'en prenant à des tierces parties non consentantes.

À l'opposé, le Principe de Liberté, puisqu'il rejette l'autorité, la coercition, l'imposture, la tromperie, et quelque sorte d'agression que ce soit, induit le développement de moyens très particuliers d'acquérir la coopération d'autrui: la discussion rationnelle, ou du moins la séduction d'une façon compatible avec la critique rationnelle. On peut même dire que le raisonnement rationnel ou sinon logique en général est né de la liberté de négocier les termes sous lesquels coopérer, et en fin de compte de choisir s'il faut ou non coopérer. Et c'est pourquoi ce n'est pas une surprise que les mathématiques axiomatiques soient nées dans les plus libres des cités de Grèce. En effet, quand des personnes libres doivent gagner l'acceptation volontaire d'autres personnes libres, y compris des étrangers d'autres cités, pour coopérer, elles doivent convaincre d'autres personnes qu'il est de leur intérêt à coopérer, et en même temps ne pas se laisser imprudemment convaincre contre leur propre intérêt. Ainsi, dans une société d'individus mutuellement libres, chacun développe à un certain degré des compétences aussi bien en communication (rhétorique, dialectique) qu'en analyse des communications (logique, politique). Et ces compétences ne se sont développées que dans de telles sociétés de personnes libres et responsables: car il n'y a aucun intérêt pour une personne à investir dans la raison quand cette personne ne va pas prendre de décision ou quand elle ne va pas souffrir des conséquences de ses décisions, cependant qu'une personne doit bien décider quand elle est libre et tenue comptable de ses actes. Ainsi la coercition rend les gens plus irresponsables et irrationnels, tandis que la liberté rend les gens plus responsables et rationnels. Que la séduction irrationnelle se développe et prospère est le signe sûr que les principes de liberté et de responsabilité ne sont pas respectés.

Examinons maintenant la quintessence du Principe d'Autorité: la coercition comme moyen légitime d'action. La coercition ne convainc pas — elle ne le peut pas. Le principe même en est de se passer de convaincre les parties soumises à la contrainte. Elle peut obtenir que des personnes fassent ce que vous désirez — mais seulement si vous êtes le plus fort — et seulement pour un moment, après quoi les choses sont pires qu'avant. Car non seulement les personnes seront demeurées non convaincues, mais elles auront abandonné les outils mentaux maintenant superflus de la rationalité et la responsabilité nécessaires au développement d'une conviction profonde. C'est pourquoi la coercition ne peut jamais être employée pour rendre des personnes morales, selon quelqu'idée de morale que ce soit: ces personnes resteront aussi immorales qu'avant, et davantage encore pour accepter les ordres de leurs maîtres, cependant que ces maîtres eux-mêmes seront devenus des monstres. Elle rend les sujets hypocrites et les maîtres hautains. Dans un cas, ceux-ci sont sous la coupe de la volonté d'autrui, et perdent leur sens de la responsabilité. Dans l'autre cas, ceux-là ne sont plus comptables de leurs décisions tant qu'ils restent au pouvoir, et deviennent prisonniers des moyens violents qu'ils emploient pour vivre. Dans les deux cas, les deux parties finissent par n'être plus ni libres ni responsables.

La vanité inéluctable de la coercition comme principe d'action a été joliment résumé par les discordiens. Le discordisme est une religion du genre « ha ha, c'était juste sérieux » fabriquée par un genre particulier de libéraux: le genre marrant. Dans un site ouèbe discordien remarquable, Hyperdiscordia, on peut trouver la divine « Loi d'escalade éristique » (Law of Eristic Escalation), originellement tirée des Principia Discordia, et commentée comme suit (les caractères gras sont miens, la traduction aussi):

Cette Loi (originellement trouvée dans le Livre Sincère de la Vérité, l'Évangile selon Fred, 1:6) s'applique à toute imposition arbitraire ou coercitive d'ordre. Elle dit:

Imposition d'Ordre = Escalade du Chaos

L'Amendement de Fenderson ajoute que le plus strictement l'ordre en question est maintenu, le plus longtemps le chaos met à escalader, MAIS le plus il escalade quand il escalade!
[L'Addendum de Thudthwacker à l'Amendement de Fenderson tend à prouver que la présence d'un terme non-linéaire qui apparaît dans les calculs de Fenderson contribue à faire en sorte que l'escalade du chaos soit complètement imprévisible à partir de l'imposition d'ordre originelle — Ed.]

Armé de la Loi d'escalade éristique et de l'Amendement de Fenderson [et de l'Addendum de Thudthwacker — Ed.] n'importe quel imbécile — et pas seulement un sociologue — peut comprendre la politique.[77]

6 La Magie Noire à l'œuvre
6.1 Les sacrifices humains

Maintenant que nous avons vu les principes statiques et dynamiques de la Magie Noire, nous pouvons examiner ses effets dans la vie réelle, et mettre en relation son expression moderne avec ses archétypes traditionnels.

Sacrifices humains: les magiciens noirs invoquent les sacrifices comme bons en soi, quelque chose qui plaît aux dieux, le sacrifice ultime étant le sacrifice humain. Ils justifieront ainsi le meurtre pour le bien du peuple: par exemple, les prêtres aztèques avaient pour habitude des faire chaque jour des sacrifices humains pour que le soleil puisse se lever à nouveau le lendemain. De nos jours, cette forme primitive de sacrifice humain n'est plus si fréquente, mais de tels sacrifices existent toujours sous des déguisements: les guerres, les embargos, et autres opérations étatiques causent de nombreuses morts directes, dégâts collatéraux et autres « victimes inévitables » qui servent à satisfaire la soif de pouvoir des dirigeants politiques, sous prétexte de sécurité nationale, de défense de la démocratie, d'intérêt public, d'indivisibilité de la république, etc. Les dirigeants d'agences de renseignement peuvent même laisser des gens qu'ils sont censés protéger se faire tuer pour promouvoir auprès de l'opinion publique leur agenda de « mesures de sécurité » plus strictes. Pour les magiciens noirs, les vies humaines individuelles sont « consommables » face aux raisons supérieures des entités collectivistes qu'ils prétendent diriger.

Zombies: les magiciens noirs créent des être plus morts que vifs. Pour cela, ils hypnotisent et droguent typiquement leurs victimes, qu'ils peuvent ainsi utiliser comme esclave jusqu'à leur mort; de telles personnes ne sont sans doute pas très productives, mais les magiciens n'en ont cure puisqu'eux sont bénéficiaires, même si l'opération occasionne une perte plus grande pour les victimes, et une perte nette de bien-être général. Les victimes désignées sont souvent droguées pour simuler la mort, pour que le magicien noir puisse passer pour les avoir sauvées et ressuscitées. De nos jours, des travailleurs sont forcés de livrer les quatre cinquièmes de leurs vies; des citoyens sont privés des choix responsables qui sont la matière même dont la vie est faite. Ils ne sont plus tout à fait des êtres vivants bien qu'ils ne soient pas complètement morts non plus. Cependant, les magiciens noirs de l'État prétendent en être leurs sauveurs et être créditeurs du peu de vie qui leur reste après intervention de l'État. Et effectivement, puisque les statistiques officielles ne font pas de différence entre un homme vivant et un zombie, elles serviront de justification pour toute politique qui « améliorera » les statistiques officielles visibles au coût invisible de transformer les humains en zombies.

Sacrifices matériels: les magiciens noirs exigeront des destructions supposées apaiser les dieux: des biens de valeur sont détruits dans l'espoir d'une réaction magique des dieux, hors de tout mécanisme rationnel de causation naturelle, qui reliera ces sacrifices à quelqu'effet positif. Bien sûr, les magiciens noirs insisteront sur l'importance de ce qu'un prêtre proprement ordonné contrôle le sacrifice (et soit payé pour son office, évidemment). Les sacrifices non-rituels seront reconnus pour le meurtre, le vandalisme, le vol et l'imposture qu'ils sont; cependant que les sacrifices rituels sous contrôle de la hiérarchie religieuse de la Magie Noire seront présentés comme des invocations valides et effectives. Par exemple, l'impression de faux billets de banque sera décrié comme un vol diminuant la richesse totale tandis que l'inflation effectuée par l'État, qui revient au même que de faire de la fausse monnaie, sera vantée comme augmentant la richesse. Les États construiront à grands frais des grands monuments publics; ils feront des routes, planifieront des interventions économiques massives, etc.; pour cela, ils exigeront du public qu'il consente à de nouvelles taxes comme un sacrifice nécessaire pour que Dieu-l'État leur accord ses divins cadeaux. Confrontés à la pénurie et aux défaillances des biens et services fournis par l'État, ils invoqueront le devoir civique de réduire ses dépenses et ses attentes. Ils invoqueront la réduction du temps de travail pour diminuer le chômage [78]. Bien que les sacrifices matériels ne terminent pas de vies humaines, ils dépensent la vie humaine nécessaire à la création des matériaux sacrifiés. De même que la zombification des personnes était un asservissement — le meurtre partiel du futur d'une personne, — les sacrifices matériels sont un vol — le meurtre partiel du passé de quelqu'un [79].

Les sacrifices ont de nombreux effets qui renforcent le pouvoir de la Magie Noire: ils bénéficient aux prêtres de la Magie Noire qui prélèvent leur part du butin; ils créent donc une classe de citoyens puissants intéressés à maintenir la croyance. Proprement dirigés, les sacrifices détruiront les ennemis de la Magie Noire, et les priveront des ressources à travers lesquelles ils pourraient croître. Les sacrifices engagent tous ceux qui participent à de telles abominations; ces personnes, pour préserver leur respect pour elles-mêmes, refuseront de reconnaître leur propre bêtise, leurs propres péchés, leurs propres crimes; pour soulager leur propre sentiment de culpabilité, ils rejetteront avec joie la faute sur un bouc émissaire, les victimes des sacrifices rituels ou tous autres ennemis symboliques. Les sacrifices détournent l'attention du public loin des causes réelles de ses malheurs, des griefs effectifs, des vrais coupables, la dirigeant vers l'accomplissement du rituel. Les sacrifices donnent de l'espoir aux croyants que puisque le sacrifice a été fait, leur vie va maintenant s'arranger; avec cet espoir, les croyants continueront de faire marcher le système. Les sacrifices emplissent de peur les croyants, de ce que si les sacrifices n'étaient pas fait, leurs vies empireraient; avec cette peur, les croyants empêcheront tout changement qui pourrait renverser le système.

6.2 Les sortilèges de la Magie Noire

En Magie Noire, les prêtres lancent des sorts: ils récitent des formules, conduisent des rituels, fabriquent des objets magiques. L'objet de ces sortilèges est multiple: ils détournent l'attention des croyants des sujets où le raisonnement montrerait l'absurdité de la Magie Noire; ils focalisent cette attention sur certaines activités que les magiciens noirs contrôlent; ils donnent une opportunité aux magiciens noirs de se faire payer pour ces activités; ils cultivent des habitudes de dépendance parmi les croyants; ils transforment l'intensité de l'adoration du culte en un moyen de se signaler socialement parmi les croyants, par lequel les croyants se font concurrence à qui sera un adorateur le plus proéminent, et excluent les adorateurs les moins actifs (ou pire, les non-adorateurs) des activités sociales importantes (ou de la société tout court, quand le pouvoir des magiciens noirs est suffisamment grand).

Les magiciens noirs concoctent des potions magiques et récitent des formules dont ils promettent qu'elles auront divers effets bénéfiques envers les croyants qui boiront ces potions et suivront ces rituels. La forme moderne de ces potions et formules de Magie Noire sont les émanations législatives, les programmes politiques, les exigences de manifestants, les revendications de grévistes. Si vous soutenez les projets des politiciens, alors les choses s'amélioreront pour vous, — prétendent-ils en tout cas. Les lois qui sont votées, les réglementations qui sont émises sont autant de formules magiques censées exorciser le mal. Les gens, ceux qui imposent autant que ceux qui subissent, n'ont pas à comprendre les mécanismes de ces lois, les raisons pour lesquelles elles sont censées apporter la prosperité; ils doivent être frappés par la magie de ces lois, par leur apparence superficielle de bonté, par leur but officiel plein de bonnes intentions, par la congruence de leurs rituels avec d'autres rituels acceptés. Souvent, les personnes qui participent à ces rituels reconnaîtront à quel point ils sont absurdes et destructeurs, mais les respecteront néanmoins comme des prescriptions de la Magie Noire, et accepteront la croyance selon laquelle ces défaillances évidentes ne sont qu'une partie d'une grande œuvre bénéfique, et peut-être même la conséquence d'un manque de respect pour les principes de la Magie Noire, manque qu'il faudra corriger par des appels à davantage de Magie Noire.

Les magiciens noirs utilisent des poupées vaudoues comme symboles des ennemis et phénomènes qu'ils prétendent maîtriser via une intervention symbolique. Ils utilisent ces interventions symboliques pour proclamer comme leurs succès tout progrès visible contre ces ennemis ou dans ces phénomènes tandis que tout recul sera la faute de gens qui n'auront pas suivi les préceptes ou autrement d'un pouvoir et d'une intervention insuffisants de la Magie Noire. Les magiciens noirs modernes utilisent des modèles statistiques exactement pour le même but. Les experts statisticiens construiront des modèles taillés sur mesure pour justifier toute intervention désirée par l'État, et pour expliquer comme c'est grâce à l'intervention de l'État que l'économie se porte mieux.

Les magiciens noirs appellent régulièrement à des rassemblements religieux massifs, pour concentrer les forces cosmiques et invoquer les bons esprits. Ces grand'messes n'ont aucun des effets magiques proclamés sur le monde extérieur; leur véritable objet est leur effet sur les membres du culte eux-mêmes: ils sont l'opportunité de démontrer la force du mouvement face à des circonstances contraires; ils servent à établir la loyauté des membres envers le mouvement, et à forcer les gens à s'engager en faveur du mouvement; ils excitent leurs sentiments tribaux d'appartenance à un groupe, et autres réactions de foule; ils renforcent la vision du monde des membres comme « nous contre eux »; ils confirment les magiciens noirs comme chefs de la foule. Les élections, consultations, référendums, manifestations en masse, etc., sont d'une large façon des messes de la Magie Noire: ils n'ont pas un effet important sur le résultat des événements, mais ils servent à revêtir d'un manteau de légitimité ceux qui dirigent au nom de la Cause Commune.

La Magie Noire est un outil pour donner le pouvoir à une classe de prêtres, haut et bas clergé. La forme moderne de la Magie Noire sert sa propre classe de politiciens, grands et petits. Ils interprètent la « volonté du peuple » ou quelque soit le principe dirigeant officiel. La classe ecclésiastique est organisée selon une hiérarchie de dirigeants effectifs. En dehors de cette hiérarchie il y a aussi un large classe de théologiens qui inventeront les justifications intellectuelles pour le régime et ses interventions, et serviront tout autant de réserve de dirigeants potentiels. Cette forme moderne de classe d'hommes est l'intelligentsia, faite d'« experts », statisticiens, « économistes » étatistes, etc. La plupart d'entre eux seront payés par l'État ou recevront sinon divers privilèges en tant que professeurs d'université, directeurs de diverses administrations, journalistes, consultants politiques, etc. Ces cerveaux supposés fourniront des alibis à la Magie Noire; et ils lui donneront l'autorité apparente de la raison. L'appareil des activités intellectuelles contrôlées par l'État offrira aux intellectuels le choix entre deux opportunités: il pourront bien vivre comme servants du Minotaure [80], gagnant en statut social tandis qu'ils répandront les façons officielles de penser; ou ils pourraient être officiellement discrédités et être exclus du contrôle de moyens de communication s'ils préfèrent être des dissidents.

La Magie Noire, fondée sur des vœux pieux plutôt que sur la raison, insiste toujours sur les intentions plutôt que les connections causales. Dans la littérature populaire, un cœur pur, — selon la morale des magiciens noirs, — plutôt que des talents patiemment développés, — ainsi qu'adaptés à la maîtrise de la nature, — est la clef de toutes les bénédictions. Dans la Magie Noire moderne, cette focalisation sur les intentions est toujours au premier plan. Les mesures politiques ne sont pas soutenues par explication logique de leurs effets, mais par la juste cause du peuple, des travailleurs, etc., qu'elles prétendent servir. Les dirigeants afficheront à quel point ils sont sensibles, ils cultiveront les émotions et les sentiments; quiconque essaiera d'analyser rationnellement et de démonter leurs justifications sera rejeté comme ayant de sombres intentions, comme étant un « ennemi de classe », un serviteur du Mal ou d'une force ennemie étrangère. Comme les marxistes le disaient souvent de manière explicite, pour les magiciens noirs, peu importe ce que vous dites, importe seulement « d'où vous parlez ».

La Magie Noire se fonde sur une vision manichéenne du monde, où les magiciens noirs assument le rôle du Bien, du Blanc, etc., tandis que tout se qui se tient sur leur passage est considéré comme le Mal, le Noir, etc. Dans cette lutte cosmique manichéenne, chacun est forcé de prendre l'un des deux partis. C'est la quintessence de la polarisation politique. Bien sûr, parmi les magiciens noirs eux-mêmes, des factions sont en concurrence pour le pouvoir et chacune prétendra être Blanche, tandis que la faction opposée sera Noire, ou du moins manipulée par les forces du mal, ou alliée à ces forces, ou au mieux « alliée objectivement » à ces forces. Dans les démocraties, cette concurrence dans la prétention d'être le bien contre le mal prend des formes paradoxales, la vie politique étant polarisée autour de pôles (droite et gauche), chaque pôle étant identifié avec ses radicaux, mais en même temps, chacun se faisant concurrence pour attirer l'électeur marginal autour de l'opinion médiane, loin des idéaux radicaux professés en tant que justification intellectuelle des partis. Le peuple dans les démocraties, devra donc constamment choisir le « moindre parmi deux maux », loin d'aucune des deux branches principales des idéaux de la Magie Noire. Les démocrates sont tous conscients de cette limitation de la démocratie comme moyen d'avancer leurs idéaux de Magie Noire [81], et en même temps, fanatiquement attachés à la démocratie comme élément du consensus doctrinaire accepté par les deux branches principales de la Magie Noire démocratique.

Un autre paradoxe des magiciens noirs est leur relation à l'argent. Ils institueront une comptabilité précise des activités privées et publiques en termes d'argent, pour pouvoir taxer les unes et financer les autres; ils exprimeront donc tout en termes d'argent; ils verront l'argent partout. L'argent est pour eux quelque chose de magique; en cas d'urgence, tout ce que l'État a à faire est de « débloquer l'argent » pour abonder un budget en faveur de mesures devant être prises en urgence. Les magiciens noirs adorent, admirent, envient, désirent le pouvoir conféré par l'argent. Ils aiment à dépenser généreusement l'argent des autres, par des lois, des subventions, des fêtes, des institutions, des constructions, etc. Ce faisant, cependant, ils ne dépensent pas que l'argent des contribuables, mais aussi leurs vies: car l'utilité de l'argent provient de son utilisation comme intermédiaire pour la coopération adaptative des individus qui sont libres de choisir comment coopérer ou ne pas coopérer. Le pouvoir de l'argent est en fin de compte lié à la liberté et à la création de la Magie Blanche; les gens n'acceptent l'argent contrôlé par l'État comme monnaie légale que parce qu'ils pensent que malgré cet inconvénient, ils pourront quand même l'utiliser comme un intermédiaire universel pratique dans le marché libre. Ainsi, les magiciens noirs sont ambivalents à ce propos. Ils haïssent le Marché Libre et tout ce qu'il représente, parce qu'il est la négation de tous les fondements de leurs croyances. En même temps, ils reconnaissent qu'une économie de marché libre est inévitable, et indispensable, s'ils veulent avoir quoique ce soit à parasiter. Les magiciens noirs apprendront donc à avoir une double attitude hypocrite concernant l'argent: ils proclameront ouvertement que c'est un bien quand il est confisqué et dépensé par Dieu-l'État, et un instrument du vice devant être méprisé quand il est dans des mains privées; en même temps, ils feront tout ce qu'ils pourront pour que l'argent coule à flot, sacrifiant leurs idéaux à l'autel de la prospérité promise par les groupes de pression qui les courtisent; enfin, ils se vautreront à titre personnel dans le pouvoir de ce grand « corrupteur » qu'est l'argent, quoiqu'en s'identifiant avec la Grande Cause, ils se pardonneront facilement ce vice à eux-mêmes eu égard aux services qu'ils rendent à la Nation (ou à la Grande Cause quelle qu'elle soit).

La Magie Noire mène à de nombreux tels paradoxes, et les magiciens noirs doivent donc s'entraîner eux et leurs suivants à des techniques de double-pensée, par lesquelles ils pourront manipuler des concepts de deux points de vue logiquement contradictoires voire plus, selon le contexte, tout en évitant activement toute situation où ces contradictions deviendraient trop évidentes. Le sortilège ultime de la Magie Noire est donc de conférer à ses croyants une sorte de schizophrénie leur permettant de survivre malgré les contradictions sur lesquelles leurs croyances sont fondées [82].

6.3 Mise en scène du Culte Noir

La Magie Noire est un culte qui doit être maintenu en vie en occupant constamment l'esprit des gens. Et le meilleur moyen d'occuper leur esprit est d'occuper aussi leur corps. Dieu-l'État cherchera donc à intervenir dans absolument tous les aspects de la vie sociale. Il interviendra même dans des choses aussi personnelles que les relations intimes entre personnes amoureuses, en réglementant le mariage, en lui donnant une place importante dans les réglementations fiscale et civile, etc. Tout domaine qui n'est pas l'objet de réglementations épaisses est dénigré comme étant une anarchie sauvage, une zone de non-droit, un vide juridique, auquel il faut remédier le plus vite possible par une nouvelle législation. En même temps, toute cette intervention doit s'accompagner d'une rhétorique constante, pour en appeler à l'esprit citoyen, et en fin de compte pour répondre aux soucis réels que se font les citoyens anxieux de façon que Dieu-l'État apparaisse toujours positivement plutôt que négativement. C'est pourquoi les magiciens noirs ressortiront toute une série d'astuces pour mettre en scène l'adoration publique de la Magie Noire.

La Guerre est la façon la plus grandiose par laquelle Dieu-l'État est présenté comme le sauveur du Peuple. La Guerre peut être effectivement une guerre contre un pays étranger, si possible mené par un tyran évident. Elle peut aussi être une guerre contre des gouvernements officieux régnant sur des zones abandonnées par les gouvernements légaux officiels: la mafia, les organisations de trafic de drogues, les terroristes, les guérillas, etc. De façon plus rhétorique, ce peut être une guerre contre quelque vice officiel: la consommation de drogues, de cigarettes ou d'alcool, la prostitution, une religion non-reconnue officiellement, etc. Les politiciens feront vibrer le vocabulaire de la guerre tandis qu'ils proclameront qu'ils combattent la pauvreté, le chômage, ou quelque « maladie sociale » ou misère. Toutes ces guerres servent de justification à l'État qui se donne le rôle du Bien dans une lutte cosmique entre le Bien et le Mal. Ainsi, leur but ultime n'est pas externe, mais interne: l'effet important qui incite fortement les magiciens noirs à faire la guerre n'est pas de combattre l'ennemi proclamé, mais de maintenir le plus serré possible l'assujettissement des citoyens soi-disant protégés [83]. La situation « exceptionnelle » de la guerre servira d'excuse pour tous crimes ou atteintes à l'état de droit que les forces de Dieu-l'État pourraient commettre, aussi bien que de diversion loin de tout échec lamentable qu'elles pourraient subir sur des fronts « secondaires ». Cette situation d'exception bénéficie tant aux magiciens noirs qu'ils en feront une situation permanente: en effet, une fois répandue l'idée qu'ils sont la solution plutôt que le problème, ils utiliseront les propres échecs de leurs politiques comme prétexte à intervenir toujours davantage. Une intervention initialement petite et temporaire se transformera ainsi en une guerre contre un fiasco permanent causé par l'intervention même de l'État.

À travers toute leur mise en scène de la vie comme lutte cosmique, les magiciens noirs cultiveront chez leurs croyants un sentiment de rectitude morale, chacun étant sûr de son bon droit. Pour les magiciens noirs, le monde c'est « nous » contre « eux », c'est les amis contre les ennemis — et vous avez tout intérêt à être parmi les amis. Les amis doivent être identifiés par leurs intentions, leur communauté d'intérêts, leur appartenance à une nation ou une race ou une classe sociale ou toute autre catégorie proposée par l'idéologie des magiciens noirs. Les magiciens noirs proposent donc une façon simple, peu exigeante, relaxante, de comprendre l'univers à travers une fausse grille de lecture [84]. Cette grille de lecture facile offre aux croyants la gratification immédiate de ne plus avoir à faire d'effort approfondi d'enquête, de se vautrer dans la paresse intellectuelle [85]. Selon cette grille, les méchants sont identifiés avec les personnes aux mauvaises intentions, et réciproquement, cependant que les gentils sont de façon similaire identifiés avec les personnes professant les intentions officiellement bonnes [86]. Des ennemis qui affirment partager les bonnes intentions seront classifiés comme des hypocrites, ou comme les pions profondément trompés manipulés par un Mal plus grand. Les amis qui ont de mauvaises intentions seront justifiés, pardonnés, ou excommuniés. Cette polarisation de la vie, dans les cas extrêmes, peut mener à la Théorie du Complot, par laquelle certaines personnes veulent voir une intention commune, une volonté commune, des intérêts concertés, une organisation centrale, derrière tous les Grands Maux de la Terre. Tout ce qui peut exister de mal doit avoir été voulu [87]. La forme duale de la Théorie du Complot est bien plus effrayante: le totalitarisme. C'est la croyance que, à une certaine échelle, il ne peut rien se faire de bien dans le monde à moins qu'il n'y ait derrière une intention commune, une volonté commune, des intérêts concertés, une organisation centrale. Finalement, cette polarisation par la Magie Noire de la vision que les gens ont du monde est de l'Animisme: le désir de voir partout une intention volontaire.

6.4 La Magie Noire, ça marche?

Notre thèse tout au long de cet article est que la Magie Noire, le Principe d'Autorité, est une imposture intellectuelle; une maladie mentale; un mème parasite qui rend les gens fous; une vision profondément erronée de la réalité. Il y a une inadéquation fondamentale entre le discours de la Magie Noire et les actions mêmes des magiciens noirs, qui en fin de compte prennent place dans le monde réel, dont la réalité ne correspond pas aux attentes fournies par la Magie Noire. Les magiciens noirs peuvent choisir de rester ignorants de la nature et se révolter contre elle, mais par définition même, ni leurs désirs ni leurs actions ne changeront jamais quoi que ce soit aux lois de la nature [88]. De plus, nous affirmons que la Magie Blanche, le Principe de Liberté, est un paradigme correct pour appréhender la Vie; il est la santé mentale, une façon valide de comprendre l'univers tel que nous y vivons.

En même temps, nous reconnaissons que la Magie Noire, bien qu'elle apporte peines, détresse, échecs, souffrance et mort à ceux qui la suivent et à leurs victimes, elle-même survit et prospère: mémétiquement, elle est un succès. Voilà un cas de plus qui prouve que l'adéquation mémétique à la survie pour un mème n'est pas la même chose que l'adéquation à la survie de ceux qui l'adoptent, ou que la propension dudit mème à passer le crible de la critique rationnelle. D'une certaine manière, la Magie Noire « marche », mais elle ne marche pas comme convenu. C'est pourquoi nous devons étudier les vraies raisons de son succès. Nous devons nous demander, pourquoi la Magie Noire marche-t-elle si bien? Quelles sont les forces mémétiques qui mènent à la Magie Noire? Quelles sont les forces mémétiques qui pourraient nous aider à lui résister et à la repousser? Sur le long terme, la Magie Noire va-t-elle s'étendre ou s'éteindre? Et que pouvons-nous y faire?

La Magie Noire se répand en s'appuyant sur la foi et la peur et d'autres émotions primitives, sur des réflexes animaux, sur la paresse intellectuelle, sur une façon de penser primitive à travers des associations émotionnelles, des relations binaires symétriques. Elle fait appel à cette partie primitive de l'esprit humain et développe la fierté de conserver son esprit dans un état primitif. Effectivement, la Magie Noire consiste très exactement à refuser d'utiliser la pensée rationnelle et à laisser autrui — l'Autorité — décider à sa place. Cette Autorité peut être une tradition passée, un dirigeant présent, ou un pouvoir futur accepté par avance comme dirigeant (comme dans les élections politiques). La Magie Noire est essentiellement la promesse qu'une force supérieure amicale résoudra vos problèmes si vous abandonnez avec foi votre destin entre ses mains. Elle est l'abandon de votre responsabilité à cette Autorité. Elle est la joie imbécile de celui qui préfère rester ignorant. L'ignorance qu'elle répand est elle-même une protection contre la dure prise de conscience des malheurs que cette même ignorance cause. Les magiciens noirs vouent un culte à la garantie sacrée que Dieu-l'État leur promet d'offrir quant aux difficultés de leurs vies; l'État comme plan de secours ultime; la Sécurité surgie du néant, si seulement vous voulez bien y croire. Comme avec toutes les questions de foi, les gens croient parce que « ce serait si beau si c'était vrai. » Ceux qui nient que cette promesse aient la moindre valeur sont vus comme des ennemis qui veulent détruire cette valeur, qui est présumée exister.

Les magicien noirs haïssent le Libre Échange, parce que ce n'est pas un dieu personnel qu'ils peuvent acheter. Mais en même temps, ils trouvent facile de rejeter toutes les fautes sur le Libre Échange, parce qu'il n'a pas de porte-parole officiel qui puisse le défendre: l'intérêt commun incarné par le Libre Échange n'est pas l'intérêt d'aucun groupe de pression particulier, et on trouvera fort peu de gens qui le défendront vraiment (par opposition au fait de prétendre le défendre tout en exigeant des mesures protectionnistes en faveur d'un groupe d'intérêts particuliers). Ainsi la Magie Noire peut survivre grâce à la distortion de réalité par laquelle elle promeut les intérêts particuliers d'un groupe restreint de prédateurs organisés qui exploite unilatéralement un large groupe de proies désorganisées, en leur faisant croire qu'elle promeut l'intérêt général. Les gens naissent ignorants, et les magiciens noirs cultiveront et étendront tant qu'ils peuvent cette ignorance parmi ces gens, pour les spolier.

Cependant, l'ignorance n'est pas un état stable [89]. Une fois qu'une personne a appris les principes de la Magie Blanche, et qu'on lui a montré la nocivité de la Magie Noire, il devient bien plus difficile d'attirer son soutien actif dans la participation au culte de la Magie Noire, pour continuer à la spolier elle et les autres personnes. Et le savoir est irréversible: une fois qu'une personne sait un chose aussi simple que le Principe de la Magie Blanche, elle le connaît jusqu'à ce qu'elle meure. C'est pourquoi les magiciens noirs doivent dépenser autant d'efforts pour tenter d'empêcher les gens de penser, et de jamais être mis en contact étroit avec le paradigme de la Magie Blanche. Mais ces efforts augmenteront au fur et à mesure que des méthodes seront développées pour diffuser la connaissance de la réalité derrière la Magie Noire. À la fin, nous l'espérons, il deviendra tellement plus difficile de rester ignorant, et si coûteux de maintenir les autres dans l'état d'ignorance, que l'investissement dans la Magie Noire ne sera plus marginalement rentable.

7 Conclusion: le Véritable Ennemi
7.1 L'Ennemi est l'Inimitié elle-même

L'État vit de la Magie Noire. L'État produit la Magie Noire. Mais l'État n'est pas la Magie Noire. Plus précisément, le Principe de l'État est la principale incarnation de la Magie Noire; cependant le corps de personnes et d'activités connu sous le nom d'« État » ne l'est pas. Bien qu'historiquement, émotionnellement et sémantiquement liés, ces deux sens du mot « État » doivent être distingués, si nous devons appliquer la pensée rationnelle de Magie Blanche aux concepts sous-jacents plutôt que seulement des émotions sentimentales de Magie Noire.

D'un côté l'État — le Principe d'Autorité — veut monopoliser, absorber et corrompre la production ou la distribution de biens et de services effectivement produits par la Magie Blanche, et alors incorporés dans l'État — le Corps Administratif. L'État — le Principe adopté par les dirigeants de l'Administration — utilisera plus tard ces monopoles comme justifications de son existence: des « biens publics » que seul Lui (le Corps) fournit, parce qu'Il prohibe toute concurrence, ou la fait disparaître par la réglementation. Cependant, les biens et services monopolisés par l'État, les parties productives de l'Administration, sont en fait des créations de la Magie Blanche. Aussi, ces parties de l'État — le Corps Administratif — nous ne cherchons pas à les détruire, mais véritablement à les libérer et les régénérer: nous désirons ôter les chaînes qui assujettissent ces services, leurs producteurs et leurs consommateurs au Principe d'Autorité de l'État.

Maintenant non seulement l'État (le Corps) n'est pas fait de pure Magie Noire (puisqu'il absorbe des composants de Magie Blanche), mais la Magie Noire est aussi très présente hors de l'État (le Corps) et même à un certain degré en dehors de l'État (le principe ouvertement professé). Il y a de nombreux complices aux activités de l'État en tant que tel, qui bien qu'ils aient le statut de personnes et d'organisations « privées », finissent par bénéficier de privilèges publics; ces complices servent à « privatiser » la rente capturée par ceux qui détiennent le pouvoir. Il y a aussi de très nombreux candidats au remplacement des États actuels par de nouveaux États qu'ils contrôleraient, basés sur des formes encore plus rétrogrades de la Magie Noire que celle qui règne actuellement: cela inclut tous les mouvements religieux fondamentalistes, parmi lesquels les pires sont les socialistes révolutionnaires, etc. Ensuite il y a de très nombreux bandits et escrocs qui se nourrissent de la faiblesse, de la crédulité et de la superstition des autres personnes, quoiqu'à une échelle minable en comparaison avec les États institués. Enfin, la Magie Noire existe comme une partie de l'activité de nombreuses personnes qui vivent sinon par la Magie Blanche: des activistes politiques qui font de leur mieux pour faire élire tel parti, des syndicalistes qui manifestent dans la rue pour leurs intérêts corporatifs, des hommes d'affaires qui paient des lobbyistes pour faire la cour aux hommes politiques, toutes personnes qui ont à la fois cette activité de Magie Noire qu'est la manipulation politique, et (en général) une activité principale de Magie Blanche qu'est la production de richesses. Cette dernière catégorie de personnes constitue le corps principal des magiciens noirs; bien que la plupart d'entre eux soient des victimes de la Magie Noire, ils servent à propager la maladie mentale.

Ainsi, l'État, en tant que corps institué, n'est pas notre Ennemi véritable, mais n'est que l'émanation de cet Ennemi. Si nous arrivions à abattre l'État actuel, aussi mauvais soit-il, mais que nous n'eussions pas exorcisé la croyance en la Magie Noire, alors la Magie Noire ferait surgir un nouvel État, tout aussi mauvais que le précédent; et tous moyens violents que nous aurions employés pour abattre l'État précédent ne résulteraient finalement qu'en souffrance et destruction. Notre véritable Ennemi est plus élusif, il se cache dans l'esprit des gens; il est la croyance même en la Magie Noire, il est la maladie dont nous voulons guérir les gens. Il n'est pas l'État comme institution, mais l'État comme idée; il n'est pas l'État, il est l'Étatisme; il n'est pas les militants politiques, il est la politique. Notre Ennemi est une maladie mentale, et non pas les victimes qu'elle infecte. Notre Ennemi est une vision du monde où les intérêts des gens sont antagoniques plutôt qu'harmoniques. Notre Ennemi est le principe derrière l'Inimitié elle-même [90].

7.2 Connaître son Ennemi

Ne surestimons pas l'Ennemi: ce n'est pas un diable doté d'une volonté individuelle; il n'est capable d'aucun plan d'action cohérent global synchronisé; il ne peut pas concevoir de plan d'action concerté. Les magiciens noirs peuvent être animistes, nous ne le sommes pas; nous savons que des phénomènes émergent sans intention dédiée ni action concertée. D'un autre côté, ne sous-estimons pas cet ennemi: il n'est pas susceptible d'être détruit par une action focalisée aux limites étroites, par laquelle nous neutraliserions quelques personnes clé. Bien sûr, des actions chirurgicales peuvent être nécessaires comme une partie importante d'un traitement global, pour désactiver les catalyseurs de la Magie Noire; mais le traitement ne peut pas être étroitement limité, car le mème de la Magie Noire est répandu dans toute la population humaine, et est actif même à l'intérieur de nous-même qui sommes conscient de sa nature effroyable. Le traitement comportera donc quelque forme d'éducation, pour établir une certaine prise de conscience du Mal chez ceux qui pensent actuellement en termes politiques et pour développer des réflexes d'hygiènes chez tous.

Parmi les plus puissants obstacles auxquels nous seront confrontés, les personnes les plus dangereuses et les plus malignes ne seront pas les victimes complètement infectées par la Magie Noire, cette masse d'imbéciles superstitieux qui ont abandonné leur vie aux mains de l'Autorité; de telles personnes sont incapables d'entreprendre une action rationnelle et efficace; bien qu'elles puissent commettre le Mal, leur mécanisme de pensée peut être bien compris; leurs actions peuvent être prévues; des remèdes peuvent être trouvés pour elles. Nos plus dangereux ennemis seront ceux qui se servent de la Magie Blanche pour cultiver efficacement la Magie Noire chez d'autres personnes, pour les exploiter unilatéralement. Nos plus dangereux obstacles seront les Magiciens Gris, qui maîtrisent assez des deux formes de Magie pour régner sur d'autres personnes qui les serviront. Ces Magiciens Gris comprennent les enjeux; ils peuvent employer la Magie Blanche des techniques de conception rationnelle pour diriger et faire se mouvoir les masses infectées par la Magie Noire; et leur intérêt est de préserver quelque forme de Magie Noire chez les autres. Nous devons apprendre comment ces Magiciens Gris pensent, comment nous pouvons contrer leur œuvre maléfique, comment nous pouvons en retourner à nos côtés, comment nous pouvons les employer les uns contre les autres, comment nous pouvons subvertir leur activité à l'encontre de la Magie Noire elle-même. Cependant, ces Magiciens Gris s'adapteront à nos actions; ils concevront de nouveaux plans; et eux aussi tenteront de nous neutraliser, et de subvertir nos actions à leur profit.

7.3 S'en prendre à la racine

Si nous voulons que nos actions soient efficaces, nous devons éradiquer la source du Mal qui détruit notre liberté. Il peut être pratique de combattre les manifestations visibles du Mal, et parfois il est effectivement nécessaire de le faire. Mais le seul combat utile à long terme est le combat contre le Mal lui-même. Et c'est le combat auquel le moins de monde participe vraiment. Comme Henry D. Thoreau l'a dit:

Il y a une multitude qui coupe les branches du mal, pour chaque personne qui s'en prend à la racine [91].

Faire des compromis sur les résultats est une nécessité de la vie; le choix moral de la meilleur opportunité disponible est contraint par l'ensemble des opportunités disponibles. Combattre les manifestations du Mal est un effort de tous les jours, qui existera toujours, et ne verra jamais de succès définitif. Cela fait partie de la vie. Mais ce n'est pas la cause que nous défendons spécifiquement. Tout résultat obtenu lors du combat contre les manifestations du Mal sont éphémères quand le Mal originel est indemne et continue à engendrer des manifestations toujours plus subtiles. La cause que nous défendons, celle de la Liberté, demande que nous dissipions le Mal à sa source même. C'est pourquoi nous ne pouvons pas faire de compromis sur nos buts, sur notre discours. Accepter la compromission quant aux principes, accepter la compromission quant aux moyens d'action, c'est céder au Mal de la Magie Noire; c'est abandonner la cause même de la liberté que nous devrions défendre [92].

Nous devons apprendre à combattre la Magie Noire elle-même, et non pas ses manifestations. Pour éradiquer ce parasite, pour ouvrir les yeux à ses victimes ignorantes, nous devons concevoir un traitement pour cette maladie; et pour concevoir un tel traitement, nous devons comprendre suffisamment cette maladie et ses mécanismes. Nous devons comprendre comment elle fonctionne, et quelles sont les contre-mesures qui existent. Nous devons comprendre comment elle se répand, et comment nous pouvons au mieux prévenir la contamination. Autrement dit, nous devons approcher ce problème avec une attitude de Magie Blanche: par l'ingénierie de solutions, ce qui suppose que nous développions d'abord une science des mécanismes mentaux concernés, qu'on l'appelle « psychologie politique », « chromothaumaturgie » ou « mémétique du pouvoir ».

La charge que nous avons endossé est le Génie Mémétique pour la Liberté. Elle ne consiste pas tant à « Lutter pour la Liberté » (contre l'oppression) qu'à « Construire la Liberté » (pour l'établir où elle s'épanouira). Nous devons mettre au point des mèmes de Magie Blanche qui concurrenceront avec succès les mèmes de Magie Noire; cette mise au point comprend le succès du marketing des mèmes mis au point. Nous devons identifier les ressources psychologiques sur lesquelles se nourrit la Magie Noire, et entrer en concurrence pour ces ressources, pour en priver la Magie Noire. Nous devons attaquer les défenses les plus faibles de la Magie Noire: les mèmes à la rétroaction négative la moindre en faveur de la Magie Noire, et avec la rétroaction positive la plus grande en faveur de la Magie Blanche. Nous devons découvrir par quelles chaînes de contrôle les Magiciens Gris maintiennent la croyance en la Magie Noire auprès de la population, et désorganiser, couper et subvertir la plus longue de ces chaînes.

7.4 L'espoir point à l'horizon

Mon discours peut sembler mélodramatique. C'est voulu. Je plaide coupable d'avoir tenté de susciter l'émotion quant au principe Malin qui se cache derrière l'État. En fait, j'aurais échoué dans ma tentative, si mon discours ne semblait pas assez mélodramatique. Toutefois, il y a de l'espoir. Et l'espoir est aussi très important pour susciter l'émotion. Sans espoir, il n'y a pas lieu de se démener; tandis qu'avec un grand espoir, on fait hardiment face aux plus grandes difficultés.

Dans son article de 1860, Panarchie, P. E. de Puydt suggérait qu'un jour, les gens cesseraient de considérer la violence comme un moyen légitime d'imposer des opinions politiques, de même qu'ils ne considèrent plus cette violence comme légitime pour imposer des opinions religieuses. Tel est notre espoir: un jour, dans les pays civilisés, l'oppression étatique sera remémorée comme un cauchemar des antiques époques barbares, comme une chose impensable pour des gens civilisés, de même que les Guerres de Religion semblent maintenant une chose barbare du passé aux habitants de la plupart des pays civilisés.

Et en effet, cette délégitimation complète de la violence d'agression ne sera que le point final d'un long processus d'individualisation de la société. C'est le même processus par lequel les religions ont été individualisées [93], avec la reconnaissance que chaque individu doit chercher son salut indépendamment de la collectivité, et longtemps après avec la séparation officielle de l'Église et de l'État. Ce processus sera complet quand les gens accepteront couramment la séparation de la Morale et de la Justice [94].

Et il y a de bonnes raisons d'être optimiste sur le long terme. D'abord, souvenons-nous que la Magie Noire ne peut exister qu'en parasitant la Magie Blanche. La Magie Noire peut sembler constamment en train de gagner, de dominer, etc. Mais au fond des choses, c'est la Magie Blanche qui est toujours la plus forte. Il ne tient qu'à nous de faire triompher cette force au grand jour. Une façon de voir la Magie Noire est comme un mème parasite; on pourrait dire, en paraphrasant Einstein, que comme la rougeole, c'est une maladie infantile de l'humanité. Nous pouvons espérer qu'un jour nous trouverons des médicaments efficaces pour soigner ce mal polymorphe. Encore une fois, en prenant du recul par rapport aux choses, nous nous rendons compte que la Magie Noire est une relique du passé, une gangue de boue hors de laquelle l'Humanité émerge rapidement — rapidement à l'échelle de l'évolution.

En effet, aux échelles évolutionnaires, l'interaction sociale a longtemps été limitée à la coordination d'intérêts communs contre proies et prédateurs, et sinon à la gestion des conflits d'intérêts intrinsèques aux membres d'un groupe tribal. Ce à quoi les mécanismes conscients de pensée servaient c'était à reconnaître les amis et les ennemis, les proies et les prédateurs. La nature a pris soin de toute l'ingénierie, à travers des réflexes mécaniques innés, les processus biochimiques internes, etc. La Magie Noire était le seul type de pensée quand pensée il y avait. La conception de stratégies dynamiques d'interaction sociale pour la chasse, pour l'évasion vis-à-vis de prédateurs, pour la reproduction, pour la guerre, est une innovation récente sur l'échelle évolutionnaire. Et l'homme moderne est unique dans son usage de la conception consciente de stratégies dynamiques pour domestiquer la nature, construire de nouvelles structures, inventer des outils. Cette capacité de pensée dynamique, d'ingénierie consciente [95], est le trait distinctif de l'Humanité: c'est le critère pour distinguer l'être humain de ses animaux d'ancêtres. C'est le critère par lequel nous leurs sommes supérieurs, et par lequel nos descendants nous serons espérons-le supérieurs eux-mêmes. C'est aussi le principe même de la Magie Blanche. La Magie Blanche est donc une chose fantastique mais relativement récente.

La Magie Noire est un reliquat d'animalité primitive, de brutalité sauvage, de barbarie ignorante dans l'homme. La Magie Blanche est le principe de l'Humanité, un principe qui a été couronné d'un extraordinaire succès dans son accélération de l'évolution de la vie vers de nouvelles limites précédemment inconcevables et inconçues [96].


Notes

[1]: Un peu plus de 21000 mots dans le corps du texte, complétés par un peu plus de 14000 mots dans des notes de bas de page, pour un total d'à peu près 36000 mots.

[2]: Ce discours est basé sur des articles précédemment publiés: L'étatisme, forme moderne de la magie noire (in the Québécois Libre #103), et Magie blanche contre magie noire.

[3]: En fait, je me suis rendu compte après avoir rédigé cet article que cette lumière n'est pas nouvelle. En effet, Karl Hess mentionne brièvement la pensée magique en tant que force cachée derrière la politique dans la conclusion de son article The Death of Politics de 1969:

... la politique est juste une autre forme de magie résiduelle dans notre culture — une croyance selon laquelle on obtient quelque chose à partir de rien; que quelque chose peut être donnée aux uns sans avoir été prise à autrui; que les outils de la survie de l'homme sont siens par accident ou par droit divin et non par purs et simples labeur et invention.
Bastiat lui-même dans le premier chapitre des Harmonies économiques, reconnaît que l'organisation artificielle se fonde sur des tromperies qui font faussement appel à l'instinct religieux de l'homme. Ludwig von Mises traite également de la statolâtrie — adoration de l'État — dans ses œuvres sur le Socialisme. Un très bon article traitant de la pensée magique en général est Magic, de Bill Whittle. Un excellent article sur la nature superstitieuse de l'État est The Nature Of Government de Frederick Mann.

[4]: Concernant le libéralisme et les caractères psychologiques, lire le discours que j'ai tenu lors de la précédente conférence de Libertarian International en avril 2002: Reason And Passion: How To Be A Convincing Libertarian.

[5]: Une confusion fréquente à ce point est de ne pas réussir à faire la distinction entre « État » comme signifiant monopole de force et « État » comme signifiant organisation de la force. Dans cet essai, nous utilisons le terme « État » dans le premier sens, celui du monopole de la force. L'« État » entendu de l'autre manière, autrement dit organisation de la force, existe toujours de même que le marché existe toujours; il peut être simple ou complexe, structuré de manières diverses, mais il n'est pas question d'être « pour » ou « contre » lui; la question qui se pose est de savoir si sur ce point les individus sont libres ou soumis, si on y trouve monopoles et privilèges ou un marché libre. Les libéraux sont en faveur de la liberté, quant à la façon d'organiser la force comme dans les autres sujets. S'agissant de ce sujet particulier, lire par exemple Revisiting Anarchism and Government de Tibor R. Machan.

[6]: Comme Claude Bernard l'a écrit, « Il ne suffit pas de dire: « je me suis trompé »; il faut dire comment on s'est trompé. »

[7]: Le contenu de cette section a été publié en anglais sous une forme réorganisée dans un article à part, Public Goods Fallacies — False Justifications For Government.

Pour une bibliographie libérale (en anglais) sur ce sujet, voir la section Public Goods Theory de la bibliographie compilée par par Roy Halliday pour la LNF.

[8]: La citation provient de sa biographie intellectuelle de Benjamin Constant. La dénomination technique moderne pour ce que Faguet appelle un « libéral systématique » est « minarchiste »: un libéral qui est néanmoins partisan d'un « État minimal », un monopole étatique de la violence étendu sur un certain nombre restreint de services considérés comme spéciaux, constituant ce que Faguet appelle alors un « système ».

[9]: À leur tour, les collectivistes peuvent loyalement défier les individualistes de justifier la raison pour laquelle ils acceptent l'individu comme la limite de leur théorie des droits. Remarquablement la réponse est donnée dans l'étymologie même du mot « individu »: une entité qui ne peut pas être divisée. Les individus sont par définition l'unité élémentaire à laquelle s'applique la liberté et la responsabilité. Pour ce qui est des interrelations sociales, il n'est pas possible de traiter indépendamment des parties d'un même être humain ou de traiter de manière indivise plusieurs individus — cela n'a aucun sens, ne mène qu'à des affirmations fausses. Si vous essayez, alors l'expérience vous donnera tort, car (par exemple) enseigner un comportement à un humain dans un groupe n'enseignera pas mécaniquement ledit comportement aux autres membres du groupe, cependant que vous ne pourrez pas influencer le comportement d'une partie vivante d'un corps humain sans affecter le reste de ce corps (ne fût-ce que parceque ledit corps doit être au même endroit que la partie que vous manipulez, ou sinon doit être conduit d'urgence dans la cellule de soin intensif d'un hôpital). Maintenant, si par quelque miracle actuellement mystérieux de la technologie ou de la psychologie, vous arrivez à séparer en plusiers parties indépendantes l'individualité d'un humain, ou à trouver un lien qui fusionne les individualités de plusieurs humains, alors vous aurez déplacé les frontières de l'individualité sans en avoir invalidé le concept. Mais pour réaliser un tel exploit, il ne vous suffira pas d'un vœu pieu; Ce ne sera pas assez que de décréter par une incantation magique les parties gauche et droite d'un humain comme étant deux individus, ou une nation entière comme n'en étant qu'un: vous devrez établir de manière effective comment ces deux moitiés apprennent indépendamment à partir d'expériences indépendantes; comment cette nation a une volonté cohérente par laquelle toutes ses parties se comportent naturellement d'une façon coordonnée congruente vers une fin commune.

[10]: Lire aussi Fallacies in the Theories of the Emergence of the State de Bertrand Lemennicier.

[11]: En économie, on appelle externalité l'effet secondaire d'une action sur des tiers non impliqués dans cette action. L'externalité est dite négative si elle porte préjudice à la tierce partie, et elle est dite positive quand ses effets sont bénéfiques à la tierce partie.

[12]: C'est dans le Anarchism Theory FAQ de Bryan Caplan que j'ai pour la première fois trouvé explicitée l'idée que l'État ne résout pas les externalités mais les concentre.

En fait, les États créent de nouvelles externalités. En effet, une externalité correspond toujours soit à l'absence de définition d'un droit de propriété formel, soit au fait qu'on ne fasse pas respecter un droit de propriété existant, soit à l'application contradictoire de droits de propriété qui se chevauchent. En tant que les États imposent par la coercition leur monopole sur la définition et la mise en application des nouveaux et anciens droits de propriété, ils sont la cause de toutes les externalités qui perdurent. Les gouvernements empêchent le déroulement de tous les mécanismes naturels par lesquels les droits de propriété émergent et les externalités disparaissent: l'acquisition par première utilisation, et le droit coutumier (common law). À chaque fois que l'État définit une politique de protection des droits ou l'absence d'une telle politique, il éloigne les services de protection de ce vers quoi les forces du marché les auraient menés, surprotégeant certaines propriétés et sous-protégeant d'autres. Il crée ainsi des monopoles et des subventions protectionnistes cachées aux propriétés les plus protégées, tout en créant simultanément la « tragédie des parties communes » et une taxation secrète des victimes sous-protégées de ses politiques — dans les deux cas, il engendre une dynamique de spoliation, qui incite à l'organisation de groupes de pression en faveur d'une protection sans cesse croissante, tout en décourageant le respect des propriétés sous-protégées, de sorte que ces dernières seront de plus en plus surexploitées.

Quant à la manière dont les externalités sont gérées par les gouvernements, il faut noter que dans les démocraties, les lois protectionnistes contre la concurrence politique de la part de partis émergents sont accueillies favorablement comme une manière d'assurer que la volonté du peuple prévaudra et de garantir le « pouvoir du peuple » contre le « pouvoir de l'argent » et les groupes de pressions occultes. En fait, le protectionnisme politique accroît le pouvoir dont jouissent les partis établis au détriment du peuple, et remplace les campagnes politiques publiques fondées sur l'intérêt du peuple par des pressions occultes en privé fondées sur l'intérêt des politiciens établis et de ceux qui peuvent faire voter des lois protectionnistes en leur faveur par ces derniers (ou qui doivent payer le racket de protection des politiciens pour que les politiciens ne votent pas de lois à l'encontre de leur intérêt). Ce que les collectivistes proposent et obtiennent vraiment c'est qu'au lieu que des personnes privées lancent de façon responsable des campagnes de sensibilisation publiques, des groupes occultes font pression sur les détenteurs du pouvoir politique, et des partis politiques irresponsables assènent leur propagande au public. Notez que des annonceurs privés peuvent être poursuivis pour tromperie s'ils manquent à leur promesse; ils doivent financer leur campagne sur l'accroissement marginal attendu de leurs gains au cours de leur activité légitime. Au contraire, les annonceurs politiques mentent constamment; ils financent leur campagne avec les taxes levées sur la population et avec la vente de faveurs protectionnistes à différents lobbies politiques. Ainsi, une fois de plus, la politique ne résout pas les « problèmes » d'une société libre, mais en fait les concentre et les amplifie.

[13]: En Théorie des Jeux, des « jeux » mathématiques simples, comme le dilemme du prisonnier ou la course à la poule mouillée, modélisent des situations où il y a un bénéfice potentiel pour des joueurs si seulement ils trouvent un moyen de coordonner leurs actions. Tous les « théorèmes » valides à propos d'un tel jeu ne font que redire en des termes formels les hypothèses informelles qui ont été mises dans le modèle considéré. Il ne s'ensuit certainement pas que l'État soit la bonne façon d'accomplir cette coordination — bien que là soit précisément le sophisme non sequitur sur lequel repose la position étatiste. En fait, il est possible d'appliquer la théorie des jeux pour comparer la coordination par un État coercitif avec la coordination par la libre concurrence; et cet exercice en théorie des jeux montrera aisément à quel point les effets de l'intervention étatique sont désastreux.

La coordination n'est pas quelque chose qui se passe magiquement, sans coût, par intervention divine, seulement parce que les parties intéressées s'accordent sur le fait que cette coordination serait une bonne chose. Si c'était le cas, il n'y aurait pas le moindre besoin d'un coordinateur, pour commencer. La coordination est donc un service, et ce service vaut à hauteur des gains escomptés par les joueurs coordonnées, comparés à leur situation s'ils avaient été laissés sans coordination. Il reste à déterminer la façon la plus rentable d'obtenir cette coordination — à supposer même qu'il existe une telle façon rentable de l'obtenir.

Dans un régime de libre concurrence, les parties intéressées sont libres de choisir un coordinateur. Leur intérêt sera donc de trouver un coordinateur qui fournira le meilleur retour sur investissement pour le prix qu'il coûte. S'il se trouve un fournisseur de service effectivement à même de réaliser cette coordination à un coût moindre que ce que ne vaut ladite coordination, alors les intérêts de toutes les parties en présence convergeront avec pour résultat le fait que cette coordination aura effectivement lieu. Si les coûts pour réaliser la coordination surpassent en fait les bénéfices de cette coordination, alors les intérêts de tous les intéressés convergeront avec pour résultat le fait que cette coordination n'aura pas lieu. L'un dans l'autre, la libre concurrence, c'est-à-dire la liberté de chacun des intéressés de choisir qui coordonnera si quiconque doit le faire, assure que la coordination aura lieu si elle apporte un gain, et qu'elle aura lieu au meilleur prix.

Considérons maintenant le cas où l'État est un coordinateur. Comme tout fournisseur de service privé — car l'État est fait d'individus privés, comme toute institution — l'État est un joueur qui cherchera à maximiser son intérêt. La seule chose qui distingue l'État d'un coordinateur sur le marché libre est que l'État détient les moyens de coercition, avec lesquels il peut exclure ou décourager toute concurrence à la fourniture de ses services. Ainsi, à l'équilibre, un État monopolisera la coordination d'un jeu; il pourra ainsi récolter à son profit exclusif la majeure partie des bénéfices du jeu, laissant les joueurs avec aussi peu qu'il faut pour que le jeu reste profitable. Dans une situation de choix d'entrée où il y a liberté pour les citoyens de ne pas en appeler à la coordination de l'État et de résilier cette coordination, l'État laissera aux joueurs à peine plus de bénéfices que ne l'offre le taux d'intérêt ambiant marginal (mis en rapport avec les mises investies dans le jeu) — et cela seulement si la coopération s'avère bénéfique à tous après avoir payé les coûts d'utilisation du monopole d'État. Les choses sont bien pires, quand il n'existe plus de choix d'entrée, et que l'État peut imposer ses services de protection pour un quelconque genre de services. Dans une telle situation, l'État non seulement pourra confisquer l'ensemble des bénéfices du jeu, mais pourra aussi aller plus loin et lever une surtaxe qui fera que les joueurs se porteront moins bien que s'ils n'avaient pas joué. Cette surtaxe s'accroîtra jusqu'à atteindre l'escompte au taux marginal d'intérêt pour le coût de transaction de la sortie de l'influence de l'État (par l'émigration, la désobéissance civile, la disparition dans la clandestinité, la pression sur le pouvoir politique en vue de promouvoir son intérêt, la prise de pouvoir démocratique, la révolution, ou quelqu'autre moyen). Et plus grande la puissance de l'État, plus haut aussi bien ce coût que le taux d'intérêt.

En fin de compte, ce qu'établit la théorie des jeux — s'il en était le moins du monde besoin — c'est que le pouvoir coercitif profite à quiconque le détient au détriment de quiconque le subit — ce qui n'est pas exactement une grande nouvelle. En fait, la théorie des jeux n'est qu'un moyen de formaliser les choses en termes mathématiques, et ne peut dire ni plus ni moins que ce qui peut être dit sans de tels termes. Le même raisonnement de bon sens qui est requis pour voir comment le formalisme mathématique qualitatif s'accorde ou non avec la réalité peut être utilisé directement pour raisonner sur cette réalité, sans l'intermédiaire du jargon mathématique. Comme d'habitude, les mathématiques sont utilisées de façon pseudo-scientifique pour inspirer un respect timoré aux gens à qui on assène des modèles d'apparence complexe. Cette technique d'intimidation sert à cacher le fait que ce sont les mêmes bons vieux sophismes que l'on emploie quoiqu'avec un vocabulaire différent. Oh, et puisqu'on en est à l'argument d'autorité, je suis un mathématicien né et élevé dans une famille de mathématiciens.

[14]: L'idée même que l'État répartisse des rations du bien commun, et exclue des personnes de cette répartition, est contradictoire avec les prémisses qui servaient à justifier l'intervention de l'État. L'allocation de quotas, le rationnement, les péages, etc., mis en place par l'État montrent que le « bien commun » n'était pas indivisible après tout. Les mesures d'exclusions prises par l'État, telles que le contrôle de l'immigration, le planning familial obligatoire ou les subventions sélectives en faveur des nationaux, démontrent qu'il est possible d'exclure des personnes des biens désignés. Toutes les prétendues impossibilités à propos de l'exclusivité ne sont que de mauvaises excuses pour justifier le fait de conférer à l'État un monopole sur la très possible faculté d'exclure.

Sans doute l'exclusion est-elle impossible sans l'utilisation d'une force armée; mais la seule raison pour laquelle l'usage d'une force armée semble impossible sans l'État est parce que la prémisse selon laquelle l'État doit avoir un monopole sur l'usage de la force armée a été silencieusement supposé dès le départ, dans un raisonnement monstrueusement circulaire: l'État devrait avoir un monopole sur tels biens, parce qu'il a le monopole de la force — lequel péché monopoliste originel est admis comme nécessaire sans autre forme de procès. Encore une fois, l'État est supposé être constitué de personnes supérieures, ou avoir quelque poudre de perlimpinpin qui lui permet de faire ce qui est impossible aux simples mortels. Et encore une fois, nous trouvons en fin de compte que cette poudre de perlimpinpin n'est rien d'autre que le pouvoir de coercition légale — la force brute.

Or, comme l'a bien remarqué Pascal Salin, avoir le monopole de décider qui accepter ou exclure à propos de l'usage d'un bien, c'est par définition même le droit de propriété sur ladite chose; ce que l'État revendique sous de faux prétextes est donc l'expropriation hors de leurs biens des propriétaires légitimes, pour confier ces biens à un corps politique illégitime. Les allégations d'impossibilité ne sont qu'un tour de passe-passe, et il ne s'agit même plus d'externalités qui ont été déplacées et concentrées: il s'agit de droits de propriété qui ont été spoliés et concentrés dans les mains des politiquement puissants du moment.

[15]: Le sophisme consiste à prétendre lorsqu'une catastrophe extraordinaire a lieu dans un domaine particulier, que l'intervention de l'État est nécessaire pour sauver ce domaine, du moins jusqu'à ce que les choses se tassent, et alors d'intervenir de façon permanente pour empêcher des catastrophes prochaines. Mais en quoi la coercition légale aiderait-elle dans la pratique à sauver quiconque ou à sortir quiconque d'un quelconque pétrin? Si l'État existait déjà et disposait de pouvoirs de clairvoyance, pourquoi n'a-t-il pas empêché la catastrophe précédente, pour commencer? Et s'il n'a pas pu la prévenir, comment compte-t-il mieux éviter la prochaine? Enfin, si certaines catastrophes occasionnelles dans le secteur privé justifient de retirer la gestion des mains des personnes privées, est-ce que les catastrophes permanentes dans le secteur public ne justifient pas de retirer la gestion des mains des fonctionnaires de l'État? Et alors, dans quelles mains confier les choses? Les mains d'un super-État? Les mains de Dieu?

Une variante de l'argument affirme que c'est leur importance spéciale pour la collectivité (indépendance nationale, auto-suffisance nationale et autres), qui rend nécessaire la gestion collective des biens par peur de mauvaise gestion. Mais en considérant n'importe quel bien ou service collectivement, plutôt qu'individuellement, à peu près tout peut être d'« importance nationale ». Rothbard a montré dans Power and Market, que c'était le sophisme du choix collectif moyen substitué au mode de raisonnement correct en termes de choix individuel marginal: si soudain il n'y avait plus d'ampoules électriques, plus de papier toilette, plus de blé, ou plus de coiffeurs, plus d'opérateurs de ponts, plus de nettoyeurs de toilettes, alors la nation serait certainement dans une situation catastrophique. Mais cela ne veut pas dire qu'il faille collectiviser aucune de ces opérations. En effet, la disparition soudaine de tous ces biens et services ne correspond pas à aucun événement pratique imaginable dans un marché libre. Tant que chaque consommateur patronnant chacune de ces activités est prêt à payer un prix marginalement profitable pour un incrément marginal de l'activité considérée — c'est-à-dire tant que l'activité en vaut le coup —, alors il y aura des gens prêts à fournir ce service pour le profit en question. Au contraire, la seule façon pour que ces opérations soient mises collectivement en danger est précisément qu'elles soient collectivement gérées, de façon que des mauvaises décisions d'un administrateur central puisse ruiner l'industrie entière.

[16]: Par exemple, dans les démocraties, « le peuple » doit être contraint à faire ce qu'il est censé vouloir faire mais est immédiatement reconnu comme ne voulant pas faire du tout (sinon, il n'aurait pas à être contraint). En effet, si, disons, 50.1% de la population voulait financer telle ou telle assurance, charité, recherche, armée, etc. alors il ne fait aucun doute que ladite assurance, charité, recherche, armée, etc., serait abondamment financée, sans qu'il soit besoin de la moindre coercition. Dans une société libre, chacun des biens « publics » qu'une majorité des gens veut financer, et même ces biens que seule une minorité veut financer, sera financé, par les personnes qui s'en soucient, confiant leur argent à des gens qu'elles, — personnes soucieuses de ce bien — estiment capables de fournir le mieux ces biens. Ainsi, chaque « bien public », charité, ou autre, sera contrôlé par ces personnes responsables qui y sont le plus intéressées. Au contraire, dans une démocratie, ces biens seront effectivement contrôlés par une classe de politiciens et d'administrateurs publics, qui ne sont pas responsables devant ceux qui se soucient de la chose, mais devant une vaste masse de gens qui n'en ont cure; chaque cause « publique » particulière désintéresse la plupart des gens, et ne pèsera pas pour grand'chose dans la décision de mettre au pouvoir l'un ou l'autre des deux principaux partis (ceux qui ont une chance de former un gouvernement). Enfin, le coût élevé d'accession à la connaissance d'un problème sur lequel ils n'ont quasiment aucun contrôle fait que la plupart des gens cessent de se soucier de ces biens publics: ils sont rendus irresponsables, privés de toute volonté, par le système même qui prétend tirer sa légitimité de leur responsabilité et de leur volonté.

De même, une nation ou une collectivité ne peut être bonne qu'en tant que ses membres s'y identifient de coeur joie; soumettre par la force ces membres à telle politique les oppose ipso facto à cette entité: bien qu'ils se soumettront au jeu de rôle obligatoire du patriotisme abstrait, les gens se retireront en fait dans leur intérêt personnel, et couperont leurs liens directs avec les personnes réelles de leur entourage proche et lointain. Les formes obligatoires de nationalisme et de collectivisme ne font que remplacer une affection pure et concrète de son prochain par l'apparence hypocrite d'un amour pour une entité abstraite, qui ne fait que cacher la crainte du Pouvoir, et l'indifférence ou la haine pour les autres personnes.

[17]: Quelques exemples qui rendent évidents ces deux poids deux mesures des étatistes: arrêter les gens à des points arbitraires sur la route, les forcer à s'humilier, leur « taxer » une partie des biens qu'ils transportent ou les renvoyer d'où ils viennent; imprimer des billets de banque qui n'ont pas réellement la contre-valeur indiquée; menacer de dépouiller, emprisonner ou tuer ceux qui n'obéiraient pas en toute chose, et mettre ses menaces à exécution à l'encontre de ceux qui résistent; faire des « offres que vous ne pouvez pas refuser » pour vendre des services dont le client ne veut pas, avec une qualité peu satisfaisante, à un prix non négociable; obliger les gens à dépenser leur argent, à risquer leur vie, etc., dans une guerre dont ils ne veulent pas, menée d'une façon qu'ils désapprouvent. La seule différence entre ces criminels et les agents de l'État est le sceau officiel, cette poudre de perlimpinpin qui crée la légitimité quand on en saupoudre les pires crimes, y compris les tueries en masse. Cette superstition a été bien résumée dans le cas de la démocratie dans le bon mot connu suivant:

Majorité, n. f.: Cette qualité qui distingue un crime d'une loi.

Derrière ces deux poids, deux mesures, est le sophisme de ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas: les étatistes ne comptent que les « effets positifs » d'une intervention sur les gens qui en bénéficient, et font attention à ne surtout pas compter les effets négatifs de la même intervention sur les gens qui en souffrent — sophisme qui marche parce que les bénéfices sont concentrés, tandis que les coûts sont largement répartis. Bien que les étatistes utilisent le plus souvent ce sophisme dans sa forme la plus crue, quand on les confronte à sa substance, ils iront à de nouvelles extrémité pour cacher ce sophisme sous un voile de complexité.

Par exemple, confrontés à l'absurdité de leur argument de la vitre cassée, ils se retireront bien vite derrière une version « différentielle » de l'argument. Dans cette version différentielle, ils reconnaissent que l'État n'institue pas une génération spontanée de biens gratuits, et que les services de l'État auront été payé au prix fort; mais ils rajoutent promptement que les irresponsables fonctionnaires de l'État doués du pouvoir de contrainte publique peuvent toutefois prendre de meilleures décisions que des citoyens responsables (sans doute par quelque purification morale magique que leur apporte leur pouvoir coercitif). L'argument sous-jacent est toujours exactement la même création magique de richesse par la destruction coercitive — mais il a été repoussé derrière un voile sans cesse épaissi de complexité. Et bien sûr, quand une complexité croissante aura rendu les arguments peu concluants de part et d'autre, ils prétendront victorieusement avoir établi leur propos, par pétition de principe.

Les keynésiens font évoluer ce sophisme à un stade supérieur: confrontés aux arguments imparables qui contredisent leurs thèses (qu'ils n'ont jamais l'honnêteté intellectuelle d'être les premiers à mettre en avant), ils ne nient pas la façon par laquelle leurs équations sont un tissu d'absurdité quand on les applique à des quantités dont le sens est immédiatement compréhensible. Ils esquiveront juste la fausseté évidente de leurs équations appliquées à des mesures pleines d'un sens compréhensible en prétendant que leurs équations ne devraient être appliquées qu'à des mesures spéciales d'« agrégats » ayant reçu la bénédiction les faisant tels par les économistes keynésiens. En d'autres termes, ils se prétendent les grand'prêtres d'une religion, dont les dogmes sont des absurdités évidentes quand on les inspecte, mais ils revendiquent un monopole sur l'interprétation de leurs équations magiques, et esquivent toute critique en complexifiant la question.

[18]: En effet, le pouvoir, par sa nature corruptrice même, attirera à lui ceux qui auront le moins de scrupules à l'employer, et conduira même les chefs les plus honnêtes à devenir des tyrans aristocratiques imbus d'eux-mêmes. Ce processus fut remarquablement décrit par Friedrich A. Hayek dans son excellent ouvrage La route de la servitude. Durant ce processus, la coercition ne répand pas seulement la souffrance, mais aussi l'apathie physique et mentale, le retrait mental et psychologique, parmi ceux qui sont privés du choix de leur vie, ainsi que l'hypocrisie et la servilité auprès de ceux qui sont en contact avec leurs maîtres et avec l'administration faisant respecter l'ordre des maîtres.

On reproche souvent à tort aux libéraux de cultiver le mythe du bon sauvage — bien au contraire, ce sont les étatistes qui cultivent le mythe du bon homme de l'État. Pour citer Edward Abbey,

L'anarchisme est fondé sur l'observation que puisque peu d'hommes sont assez sages pour se gouverner eux-mêmes, bien plus rares encore sont ceux assez sages pour en gouverner d'autres.

En fait, c'est un motif récurrent chez les étatistes que de reprocher aux libéraux ce qui en fait est un échec retentissant de leur propre mode de pensée.

[19]: L'égoïsme, souci de soi, ne s'oppose pas à l'altruisme, souci des autres. En effet, le souci des autres ne peut rien vouloir dire d'autre qu'un soutien à ces autres personnes dans leur propre souci de soi; l'altruisme présuppose donc dans son principe même, requiert, respecte et soutient l'égoïsme chez d'autres personnes. De plus, les fondements psychologiques du comportement altruiste ne peut être que l'auto-satisfaction égoïste obtenue par la coopération avec les autres. Certaines formes de coopération peuvent apparaître comme pleines d'« abnégation » à des observateurs extérieurs qui négligent de prendre la psychologie en compte; mais pour un utilitariste cohérent, même les attitudes de plus pleines d'« abnégation » sont en fait tout à fait égoïstes une fois les satisfactions immatérielles prises en compte, (et en fin de compte, toutes les satisfactions sont psychologiques, et non pas matérielles).

Ainsi, ce sophisme est fondé sur une compréhension profondément fausse de l'utilitarisme. Cette méprise sépare l'altruisme des gens de leur « intérêt personnel », et prétend que seul l'État peut tirer avantage de cette altruisme et limiter le « mal » inhérent à l'intérêt personnel. Mais dans un cadre proprement utilitariste (par opposition aux caricatures qui en sont faites et qui sont employées par les philosophes et économistes étatistes), l'« intérêt personnel », prendra déjà en compte les interactions avec d'autres personnes. Pour une « utilité » personnelle donnée, une personne ne veut en sus ni l'utilité ni la disutilité pour une autre personne; les amours et haines possibles sont déjà inclus dans les fonctions d'utilité personnelle; l'utilité inclut déjà les bénéfices physiques et psychologiques provenant de la coopération avec d'autres personnes et autres comportements « altruistes ». La position utilitariste correcte est celle du mutualisme, où chacun peut adopter, adoptera, a effectivement adopté, adopte, et continuera d'adopter des règles de conduite coopérative par pur intérêt personnel. Tout le lot usuel de sophismes sur le sujet a été bien traité et démonté par Henry Hazlitt dans son livre: The Foundations of Morality, qui extrait la quintessence des accomplissements des moralistes classiques anglo-saxons, et corrige leurs erreurs.

Ainsi, l'altruisme, dans sa forme mutualiste, est déjà inclus dans l'intérêt personnel de chacun. Non seulement l'État ne peut pas augmenter l'utilité totale en débridant par magie une source secrète d'altruisme chez les gens; mais l'État n'agit et n'agira de façon altruiste que s'il est effectivement contrôlé par les tendances altruistes des gens, qui doivent préexister à tout altruisme de la part de l'État. L'État n'est pas une source surhumaine d'altruisme, mais ne peut rendre que l'altruisme humain qui en participerait avec succès. Et là encore, rien ne garantit que ce sera cet altruisme plutôt qu'un antagonisme qui dominera l'appareil coercitif de l'État. Bien au contraire, en concentrant le pouvoir de contrainte, l'État est une gigantesque incitation pour toutes les personnes sans scrupules pour s'efforcer en vue de s'emparer du pouvoir, tandis que les personnes vraiment altruistes ne prendront pas part à la lutte pour le pouvoir.

[20]: Ainsi, contrairement au préjugé implicite derrière ce sophisme, les gouvernements ne gèrent jamais rien que pour le court terme. En effet, l'horizon de prévision de tout parti politique est le prochain mandat électif. Si un politicien voulait voir plus loin que les autres, son parti le rappellerait à ses devoirs envers lui; un parti qui ne forcerait pas ses politiciens à penser à court terme serait vite balayé hors de toute place significative par les partis qui le font; les politiciens sans parti ne se font tout bonnement pas élire; et puisque les « bons » partis politiques ne peuvent pas rester longtemps au pouvoir, même celles de leurs politiques qui seraient orientées vers le long terme seraient changées par le gouvernement suivant. En conclusion, la politique implique que tout ce qui est géré politiquement sera mené par la démagogie à court terme.

Les administrations technocratiques, en tant qu'elles durent plus longtemps que les gouvernements, peuvent agir sur le long terme — mais alors, n'étant pas soumises à un « contrôle démocratique », et ballottées par des directives gouvernementales contradictoires pour ce qui concerne leur rôle officiel, la seule direction cohérente dans laquelle elles agissent sur le long terme est l'intérêt propre des membres de l'administration eux-mêmes: salaires excessifs et « conditions de travail » outrageuses, mesures protectionnistes contre tout changement et toute concurrence d'origine intérieure ou extérieure, pouvoir politique conféré aux syndicats officiels, extensions indéfinie des « devoirs » (c'est-à-dire pouvoirs) de l'administration, etc. Tout cela au détriment du public auquel on « sert » ce qu'il ne veut pas, des contribuables qui doivent financer une administration qu'ils n'aiment pas, des concurrents potentiels et innovateurs, mis en faillite ou empêchés d'exister (si extérieurs) ou obligés de suivre la voie imposée par la hiérarchie (si intérieurs) — et même des membres de l'administration, qui doivent subir une hiérarchie rigide qui les rend aussi malheureux qu'inutiles.

La vraie force en faveur de plans positifs pour le long terme a toujours été l'intérêt privé des personnes prévoyantes. Les fonds de pension privés considèrent typiquement leurs intérêts sur les décades à venir (et il est typique que les collectivistes soient remontés contre les fonds de pensions, parce que ceux-ci sont précisément la façon par laquelle la liberté fait des salariés la plus grande force capitaliste du monde, au lieu des esclaves que les collectivistes veulent que les travailleurs demeurent). Les banques, malgré qu'elles aient été rendues en grande partie irresponsables par le système étatiste de banques centrales, investissent aussi typiquement avec des dizaines d'années de prévision, et autrefois investissaient couramment sur un siècle. Les familles établies investissaient typiquement plusieurs siècles à l'avance, avant que les États ne détruisent complètement les incitations: l'impôt sur les successions a détruit tous les plans familiaux sur le long terme pour la propriété physique, cependant que l'éducation étatisée détruit toute tradition intellectuelle familiale.

[21]: Par exemple, considérons les limites de la juridiction d'un État. Les étatistes affirmeront que c'est le nombre de personnes auxquelles s'applique une loi qui donne leur efficacité aux lois et qui limite leur utilité; ils en déduisent primo que l'uniformité est bonne, secundo que les États sont la seule bonne façon d'obtenir l'uniformité, et tertio que les États doivent être aussi larges que possible.

D'abord, ils supposent que les lois sont forcément bonnes — alors que les lois peuvent être mauvaises. Mais, supposons que pour quelque raison, telles lois puissent être considérées comme bonnes. Maintenant, elles ne sont pas un bien si absolu que tout doit être sacrifié devant elles, y compris la vie d'absolument tous les hommes, femmes et enfants sur terre. C'est un bien comparable à d'autres biens, et les coûts impliqués dans l'accomplissement de ce bien sont comparables aux coûts impliqués dans l'accomplissement d'autres biens. Ainsi, ce bien n'est pas sacré, et choisir s'il faut ou ne faut pas poursuivre ce bien, et de quelle façon, n'est qu'un parmi les choix moraux qui sont le lot de la vie de chacun. Que ce bien soit plus urgent ou moins urgent que d'autres buts est une question qui mérite un examen. Et une autre question digne d'un examen simultané est la façon d'accomplir ce bien.

Une mention spéciale doit être faite sur la notion d'uniformité souvent invoqué par les étatistes à un tel moment. L'uniformité n'est pas bonne en soi. Une mauvaise loi uniformément appliquée sur le monde entier est extrêmement mauvaise. Un changement vers plus d'uniformité peut être mauvais, s'il provient d'un empirement de la loi en quelque point du globe pour la rendre conforme à une mauvaise loi largement acceptée. Un changement vers moins d'uniformité peut être bon, s'il signifie une meilleure loi quelque part qui libère certaines personnes d'un asservissement universel. L'uniformité ne compte pas directement; ce n'est pas un but digne d'être poursuivi, et n'est même pas l'approximation d'un but digne d'être poursuivi. De même, un changement vers l'égalité par la dissémination de la pauvreté est un mal, tandis qu'un changement vers l'inégalité par la création de richesse est un bien.

Ensuite, même si certaines lois étaient bonnes, cela ne justifie pas la coercition pour les imposer à d'autres. En effet, l'emploi de la contrainte étatique suppose qu'un mal bien plus grand que le bien répandu est à l'œuvre dans cette contrainte — et ce mal déclenché est enclin à faire respecter des lois mauvaises et à corrompre même les bonnes lois, plutôt qu'à promouvoir les bonnes lois. L'extension de la juridiction de bonnes lois et de bonnes institutions est un bien; mais en théorie comme en pratique, les seules lois et institutions dont la juridiction peut être étendue par la contrainte sont celles qui sont si mauvaises que les gens ne les soutiennent pas volontairement.

L'un dans l'autre, bien que de temps en temps, des lois largement acceptées puissent être bonnes, les étatistes n'ont toujours aucun argument quant au bien d'aucune loi particulière qu'ils souhaitent promouvoir, ou quant à la désirabilité d'étendre l'acceptation de ces lois, ou quant aux moyens d'étendre cette acception, ou quant aux processus par lesquels la contrainte étatique peut être elle-même contrainte à contribuer positivement plutôt que négativement à ces problèmes. En un mot, il n'y a pas de problème et l'État n'est pas la solution; les étatistes fondent leur thèse sur une double pétition de principe.

Liberté et Responsabilité sont les seules garanties possibles que les gens choisiront d'obéir à de bonnes lois plutôt que de mauvaises. La persuasion pacifique par une rhétorique filtrée par le raisonnement critique et des gains démontrables sont le seul moyen par lequel les bonnes habitudes, les bonnes lois, et les bonnes institutions peuvent durablement se répandre parmi la population, tout en rejetant les mauvaises habitudes, les mauvaises lois et les mauvaises institutions.

[22]: Dans ce contexte, le vocabulaire et les concepts de la Mémétique sont d'un bon secours. La Mémétique, introduite par Richard Dawkins dans son livre The Selfish Gene, et largement développée après coup par de nombreuses personnes (voir le Principia Cybernetica Project), est l'étude des mèmes, motifs récurrents de pensée qui peuvent se propager d'une personne à d'autres personnes.

Les mèmes évoluent par sélection naturelle, car ils survivent dans la mesure où des gens les embrassent volontairement, selon leur intérêt personnel bien ou mal compris. Bien sûr, ceux qui embrassent un mème peuvent se tromper à propos de leur intérêt personnel, et en effet, des mèmes peuvent survivre et se répandre en trompant systématiquement les gens sur leur intérêt personnel.

Sachant cela, il faut faire attention d'éviter la justification suivante quant au succès de certaines idées: « ces idées ont du succès parce qu'elles sont dans l'intérêt personnel perçu de ceux qui y croient ». En effet, un tel argument serait un raisonnement circulaire. Bien que cela soit vrai dans chaque cas particulier considéré, ce serait une tautologie post hoc, une affirmation générique valable pour tous les mèmes et qui ne peut pas expliquer et distinguer la dynamique de mèmes spécifiques.

Autrement dit, il est parfois bon de se rappeler certaines affirmations générales quand règne l'ignorance et la confusion à leur sujet, mais elles ne remplacent pas une étude spécifique de la question spécifique étudiée.

[23]: Ainsi, selon cette théorie, ces personnes qui ont intérêt à telle intervention de l'État gagneront à faire pression en faveur de cette intervention; et ils n'auront pas même besoin de mentir pour ce faire, car leur intérêt leur dictera d'abord de croire leurs propres arguments.

Maintenant, pour qu'un mème d'exploitation survive, il doit aussi s'assurer la coopération des victimes de l'exploitation. Ainsi, les interventions qui auront du succès seront les interventions que les victimes n'auront pas marginalement intérêt à arrêter; et elles ne le feront pas, parce que le coût de sécession individuelle sera trop élevé. Il y aura alors le paradoxe apparent de victimes ayant marginalement intérêt à ne rien faire contre l'oppression, bien que cette oppression leur soit nocive en moyenne. Ce paradoxe peut être mis en évidence comme suit, selon le principe de « prendre cinq (inconditionnellement) et rendre quatre (sous condition) ». L'État peut rendre certain le fait que (à moins qu'il soit renversé), 5 unités d'un bien soient taxés sur les citoyens normaux (exploités), cependant que les citoyens recevront en retour 2 unités sous condition qu'ils ne résistent pas, et jusqu'à 4 unités s'ils sont des complices actifs de l'État. Ainsi, bien qu'en moyenne, l'État occasionne toujours une perte pour chaque citoyen, leur coûtant 1 unité de richesse dans le meilleur cas où ils l'auront défendu activement, le choix marginal pour un citoyen est de gagner 2 s'il ne résiste pas, et 4 s'il devient complice actif.

Bien sûr, pour maintenir une telle divergence entre intérêt marginal et intérêt moyen, l'État doit s'assurer que la taxation demeure certaine, tandis que ses subventions demeureront conditionnelles. (Comme l'a dit Benjamin Franklin: « En ce monde rien n'est certain sauf la mort et les impôts. ») Le danger ultime pour un État est la désobéissance civile: les gens qui refusent massivement de coopérer et l'État qui se retrouve incapable de plus faire respecter ses décisions politiques, — ses propres agents refusant d'imposer ses édits au peuple, et le peuple prêt à se défendre par la force contre quiconque tenterait de les imposer. C'est pourquoi les États font activement campagne pour empêcher leurs opposants de coordonner un renversement de régime: propagande constante via les médias et le contrôle de l'éducation, harcèlement des dissidents potentiellement reconnus, déni de conditions de travail, amendes sévères et emprisonnement pour ceux qui ne coopéreraient pas avec le système (à commencer par payer ses taxes), etc. Les mesures de ce genre sont nécessaires pour poursuivre l'exploitation par l'État; et ces mesures peuvent finir par dévorer la plupart de ce que les États arrivent à spolier de leurs citoyens. Notons que dans les pays démocratiques, une des mesures employées est de susciter des oppositions qui soient tout aussi étatique que le pouvoir en place sinon plus encore, pour que le seul changement plausible soit favorable au principe du pouvoir en place, et donc au parti qui perdrait le pouvoir et qui espérera retrouver la majorité lors d'une alternance et qui continuera à partager le butin politique dans les multiples circonscriptions qui lui resteront acquises.

Quand la quasi-certitude est acquise dans l'esprit d'une personne, elle n'aura plus aucun intérêt marginal à étudier des alternatives au coût élevé et aux chances incertaines; elle sera « rationnellement ignorante » de toute idée dissidente. Quand de plus, cette personne tire un quelconque profit à afficher sa complicité avec l'intervention étatique (avancement social, harcèlement réduit ou évité, soulagement psychologique par rapport au sentiment d'être une victime, etc.) alors elle sera « rationnellement irrationnelle » et elle croira activement à la propagande même qui la maintient sous un régime oppressif.

Notez comme dans ces deux expressions, « rationnellement » fait référence au concept de rationalité utilisé par les économistes: le fait que les préférences révélées par le comportement effectif des personnes sont congruentes avec leur propre idée de leur intérêt personnel, et le restent quand cette idée évolue. Au contraire, dans la seconde expression, « irrationnelle » fait référence à un sens plus informel du mot, et dénote l'attitude selon laquelle les croyances ne passent pas le filtre de cohérence de la simple logique.

[24]: L'idée de potentiel psychologique comme une ressource qui est consommée quand on l'exploite a notamment été développée par Raymond Ruyer dans son livre, les nuisances idéologiques.

[25]: C'est à François Guillaumat, dans une communication personnelle, que je dois d'avoir réalisé que le lobbying détruit toujours par avance exactement autant que les bénéfices attendus de toute forme imaginable de subvention étatique. Il a depuis publié un article avec George Lane sur cette loi de l'économie politique, La Loi de Bitur & Camember, et j'ai écrit un article plus développé sur le sujet: Redistribution = Dissipation.

Bien sûr, cette égalité est asymptotique. En tant que les moyens du lobbying sont spécifiques, ils ne peuvent pas être convertis depuis d'autres industries, et ne peuvent être réinvestis dans d'autres industries. — ils sont un investissement à fonds perdus. Un corollaire est que l'existence d'un pouvoir politique crée des intérêts convergents de personnes ayant investi dans un tel capital, en faveur de la maximisation de la profitabilité de ce capital, et donc de l'extension continuelle du pouvoir en place.

[26]: Certains théoriciens de l'école des Choix Publics distinguent dans l'entreprise politique les deux activités de tirer des revenus des potentiels existants et de travailler l'opinion publique pour créer de nouveaux potentiels. Mais ces deux activités sont inséparables en pratique, parce qu'en ce qui concerne leur comportement personnellement intéressé, les exploitants politiques n'ont pas comme but l'exploitation en général, mais bien l'exploitation à leur profit particulier.

En fait, les personnes qui se sentent profondément attachées aux idéologies politiques peuvent bien faire pression pour plus d'intervention étatique en général, — mais pour ce qui est de la dynamique de l'entreprise politique, ces personnes en tant que telles font partie du potentiel à exploiter, plutôt que des entrepreneurs exploitant ce potentiel. Bien sûr, ceux qui sont (ou pensent être) du côté bénéficiaire de l'exploitation ont intérêt à diffuser de telles idéologies, et leur meilleur moyen pour cela est de croire eux-mêmes sincèrement en ces idéologies pour commencer (se sentir forts de leur bon droit est aussi essentiel pour leur permettre de bien dormir la nuit).

Pour ce qui est de la remarque sur ceux qui « pensent être » d'un côté de l'exploitation, le lobbying politique, comme toutes les escroqueries, consistera bien sûr au moins en partie à faire croire aux gens qu'ils bénéficient de l'oppression, même si la plupart d'entre eux en souffrent en fait. En effet, comme le disent les escrocs: « si tu ne sais pas qui est le pigeon, comment il se fait plumer, et combien d'argent va passer de quelles mains à quelles mains, alors tu es probablement le pigeon toi-même. »

[27]: Cela ne veut certainement pas dire que nous devions ignorer ces techniques — nous devons apprendre à nous en servir. Effectivement, ce n'est que par de telles techniques que l'exploitation peut être vaincue. Voir par exemple Pourquoi les sophismes ont la vie dure: le pouvoir des idées sur les intérêts, de Bertrand Lemennicier.

Il n'y a aucune raison de penser que les exploitants actuels soient particulièrement efficaces dans l'utilisation de techniques de lobbying; aussi, puisque nous nous apprêtons à entrer dans le marché de l'entreprise idéologique, nous pouvons utiliser une connaissance meilleure et systématique des techniques pour surprendre et dépasser les entrepreneurs politiques par notre entreprise anti-politique. Cependant, puisque leur existence même sera alors en jeu, nous devons nous attendre à ce que les entrepreneurs politiques nous rattraperont dans l'usage de toute technique supérieure, et nous concurrenceront en utilisant toutes les ressources de la spoliation qu'ils peuvent utiliser et que nous ne pouvons pas utiliser.

[28]: « Un Repas Gratuit, Y A Rien De Tel », traduction de TANSTAAFL, « There Ain't No Such Thing As A Free Lunch. » — une citation fameuse de The Moon is a Harsh Mistress de Robert Heinlein. Sous entendu, si ça existait, il n'y aurait vraiment rien qui vaille mieux (il n'y a rien de tel), mais en fait, ça n'existe pas vraiment (il n'y a rien de tel), car il y a toujours quelqu'un, quelque part, qui paye pour toute chose valable apparemment « gratuite », et qui pourrait bien être marginalement gratuite pour quelqu'un qui est déjà en train de payer d'une façon détournée. Jacques de Tersac, dans sa traduction Révolte sur la lune du même roman, rend TANSTAAFL en URGESAT, « Un Repas Gratuit Est Supérieur À Tout », traduction reprise par certains libéraux, mais qui me semble inférieure.

[29]: C'est pourquoi ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas est vraiment le modèle de tous les sophismes politiques.

[30]: Encore une fois, en démontant le sophisme ad hoc sous-tendant le collectivisme on s'aperçoit qu'il n'y a aucune raison de considérer que leur collectivité est la bonne pour prendre la moindre décision particulière. Pourquoi pas une collectivité plus grande, plus petite ou différente? Il n'y a évidemment pas d'État à l'échelle de l'univers entier, et cependant les humains arrivent à se coordonner principalement sans guerres et conflits. Des gens se livrent paisiblement au commerce et au tourisme internationaux sans besoin d'un État international commun pour les coordonner. Si le comportement politique a aucun rôle en la matière, c'est de causer les guerres et les conflits lors que le comportement économique amène paix et coopération. La solution correcte au problème de déterminer la forme et la taille des collectivités est la forme et la taille résultant de la libre adhésion des participants — et de telles collectivités n'ont aucun raison particulière d'être territoriales (bien que la proximité physique entre les gens doive bien jouer un rôle pour les aider à se coordonner, rôle qui va diminuant avec le développement des moyens de télécommunication).

Dans la droite ligne des reproches faits par les étatistes aux libéraux sur tout et son contraire, on peut voir que les collectivistes qui se lamentent sur l'impossibilité de rien faire de grand sans intervention étatique dénoncent l'« intolérable pouvoir des multinationales » dès que quoique ce soit de grand est effectivement réalisé sans intervention de l'État (ce qui infirme leur point). Alors, ils prétendent qu'ils veulent que ce « pouvoir » soit passé sous contrôle de l'intervention étatique, ou complètement remplacé par l'intervention étatique. C'est une guerre de religion que mènent les collectivistes: le vrai reproche que du fond de leur coeur ils adressent à leurs contradicteurs est d'oser exister en dehors de leurs valeurs; partant, votre simple existence leur est une insulte, et ils vous reprocheront tout signe la leur rappelant.

[31]: Si une quelconque personne qui ne fût pas oint par le pouvoir divin de l'État vous proposait jamais de lui abandonner votre liberté en échange de quelque bien que ce fût, cette personne serait immédiatement perçue comme un escroc. Votre liberté est la garantie même qui assure que les personnes avec qui vous faites affaires vous respecterons: si tel commerce ne vous satisfaisait pas, vous vous adresseriez à un autre fournisseur. La libre communication aide à déceler les mauvais fournisseurs et les mettre sur la paille; un système de justice aide à chasser les fournisseurs frauduleux.

Il n'y a rien que quiconque puisse faire de votre liberté si ce n'est vous opprimer pour extraire de vous le paiement de davantage de faveurs. C'est pourquoi si quelque personne vous demande votre liberté sous le faux prétexte que cela vous épargnera des coûts quant à des services qu'elle rend, c'est un mensonge éhonté: non seulement vous devrez toujours payer pour tout ce qu'elle fera pour vous — car elle ne peut pas physiquement fournir aucun service sans avoir préalablement acquis les moyens de les fournir, ce qui ultimement devra être financé par les paiements de ses clients — mais vous devrez maintenant payer à ses conditions, sans recours aucun. Cela va certainement lui épargner des coûts, à elle, mais à votre détriment, et non pas à votre bénéfice.

L'idée même d'échanger de la liberté pour de la sécurité est une contradiction. C'est une « erreur de signe » dans l'équation de base du comportement humain. Donner à un prestataire un droit illimité de décider pour ses clients sous le prétexte que cela lui permettra alors de les servir plus simplement est une négation des prémisses fondamentales mêmes qui assurent qu'un agent reste au service de ses commanditaires. « Ouais, ce serait super si l'agent nous servait toujours après qu'on ait accepté de ne plus jamais le surveiller; » — sauf qu'il faudrait vraiment être stupide pour croire qu'il le ferait.

La seule chose que peut nous apporter notre réfreinte à le surveiller est que l'« État » arrêtera de nous servir. Et collectiviser la façon dont nous contrôlons l'État est une telle réfreinte.

À propos du mot ci-dessus « réfreinte »: Hazlitt regrettait que le mot « réfreinte » (contrainte imposée par soi-même) n'existait pas à l'égal du mot « restreinte » (contrainte imposé par autrui), le mot auto-restreinte étant une sorte d'oxymore aux connotations trompeuses. Eh bien, il avait tort: tous les mots n'existent et n'ont de sens que parce que notre commun accord à les reconnaître comme tel. Hazlitt lui-même n'a pas hésité à créer le mot « utilisme », après tout, pour couper court à l'accumulation de désinences dans « utilitarisme » (qui en anglais est encore plus long: « utilitarianism ») — et il aurait pu faire encore plus court: usisme. Nous voyons donc que même avec des termes techniques neutres, les mots peuvent être trompeurs. Combien plus trompeurs encore peuvent être les mots idéologiquement chargé! Utiliser les mots d'une façon qui implique les prémisses de son idéologie, faire accepter implicitement ses mots, ses problématiques et ses paradigmes dans toutes les discussions — voilà la façon dont le mème collectiviste étend son contrôle sur les esprits.

[32]: Ce commerce divin est une des justifications sous-jacentes de l'État, utilisée par ceux qui promeuvent le mythe polymorphe du « contrat social »: cette institution de violence serait un contractant magique sous la commandite d'une entité collective appelée « le peuple ». Mais aucun de nous n'a jamais reçu de contrat détaillé ou de facture précisant ce qui a été payé pour quel service. Nous sommes privés de la connaissance avec laquelle juger autant que du droit de juger si nous payons trop ou pas assez et de décider de quels services nous avons ou n'avons pas besoin. Au contraire de ce qui se passe dans un commerce légitime, les citoyens ne peuvent pas refuser le fournisseur monopoleur. On les empêche même de penser à un tel refus.

[33]: Quis custodiet ipsos custodes? (Qui gardera les gardiens eux-mêmes?) — Juvénal, Satires, VI, 347

[34]: Les constitutions ne résolvent aucun problème. Les politiciens apprennent à contourner l'esprit de ces constitutions en changeant lentement l'interprétation qui est fait de leur lettre. Et ils changeront aussi la lettre des textes eux-mêmes à chaque fois qu'il sera clairement dans leur intérêt de le faire. Les constitutions ne sont qu'un moyen d'instiller chez les citoyens un respect religieux envers l'État; à la manière de la Cabale, elles font appel à l'impact des mots (écrits) comme des ancres magiques qui fascinent l'esprit, jusqu'à ce que les esprits hypnotisés discutent les mots sans mettre en doute l'origine de quelque sens qu'ils puissent vraiment avoir.

Plus généralement, au cœur de la pensée magique se trouve l'erreur du nominalisme, que Frederick Mann de BuildFreedom.com appelle le phénomène du fantôme irréel (Ghost Not phenomenon): l'esprit humain est capable d'imaginer des concepts incohérents et d'utiliser des mots pour véhiculer ces concepts; ceux qui sont exposés aux mots présumeront qu'ils représentent forcément un concept valable et cohérent quand bien même ce n'est pas le cas, et associeront à chaque mot un concept nébuleux à partir des contextes localement cohérents d'utilisation du mot. Cependant, n'étant pas éduqués pour prendre conscience des limites sémantiques d'un mot, et pour rejeter les concepts incohérents, les gens tombent dans le panneau et emploient des mots dans des contextes invalides car globalement incohérents (dus aux glissements sémantiques qui font passer d'un contexte de cohérence locale à un autre contexte incompatible de cohérence locale).

[35]: La liste ci-dessus ne prétend pas constituer une couverture exhaustive et finale des motifs psychologiques récurrents d'autorité naturelle, mais comme un premier jet en vue d'une telle couverture. Notre propos n'est pas d'établir une classification qui fasse autorité, mais d'ouvrir la voie à des études plus exhaustives et détaillées du phénomène étatiste du point de vue de la psychologie humaine. Et bien sûr, quand nous parlons d'« inné », nous incluons tout l'acquis qui est génétiquement programmé.

[36]: Cette relation générale entre parents et enfants a évolué jusqu'à son existence actuelle par sélection naturelle parce qu'il est effectivement mutuellement bénéfique aux parents et aux jeunes enfants; une telle relation permet de subvenir aux besoins des individus et d'investir du capital dans leur être avant qu'ils ne soient capables de subvenir eux-mêmes à leurs propres besoins par la production. Ainsi, ce motif récurrent a son utilité. Mais il peut aussi être abusé. Et en effet, cette confiance aveugle envers les parents se dissout comme l'enfant grandit et devient un adulte responsable. Le problème ne se situe absolument pas dans la confiance aveugle des jeunes enfants, mais dans la rémanence de cette confiance chez des adultes et le détournement de cette confiance en une foi envers une entité surnaturelle incarnée dans les décisions des chefs politiques. Comme dit le proverbe: « Les politiciens sont comme les couches culottes: ils doivent être changés souvent. Et pour les mêmes raisons. » — Et nous pouvons compléter ce proverbe en ajoutant: Les adultes n'ont pas plus besoin des uns que des autres.

[37]: Le consensus commun de nos jours est que les parents ne peuvent aller jusqu'à tuer leurs enfants, ou même jusqu'à les frapper au point qu'ils soient hospitalisés. Maintenant, pour ce qui est d'établir des limites précises à l'autorité des parents, la législation ne promeut la liberté d'action ni pour les enfants ni pour les parents adoptifs potentiels, mais bien plutôt substitue l'autorité de l'État à celle des parents — l'État se comportant comme un sur-parent. À l'opposé, de nombreux libéraux avancent que l'autorité parentale est en une large mesure inutile et injustifiée; les parents n'ont pas le droit d'user de coercition à l'égard de leurs enfants pour que ces derniers se plient à leurs désirs. Selon ce point de vue, les États, même s'ils étaient une sorte de parents, ne mériteraient aucune autorité spéciale à ce titre. Voir le mouvement Taking Children Seriously, aussi présenté à cette conférence, qui développe des manières d'éduquer des enfants sans coercition. Quoiqu'il en soit, il est clair qu'une diminution de facto de la violence et de la fréquence des actes coercitifs de la part des parents ira de paire avec le progrès de la société.

[38]: Staline, plus ambitieux, était le Petit Père des Peuples — ce qu'il établit en assassinant des millions d'hommes, en déportant des populations entières, et en exterminant totalement des nations qu'il sentait lui opposer une résistance.

[39]: Hô Chi Minh était « l'Oncle Aîné », ce qu'il a aussi établi en faisant assassiner quiconque lui résistait.

[40]: Par exemple, le président français Mitterand, fut surnommé « Tonton » et à la fin de ses 14 ans de présidence, le surnom outrageusement déférent de « Dieu » lui a même collé.

[41]: Ainsi, les États les plus séculiers, et même les plus ouvertement athées, ne sont pas moins des superstitions blasphématoires que les théocraties religieuses les plus frappantes: leur revendication fondamentale est d'incarner l'Autorité même, que ce soit par identification personnelle, par délégation divine, par transsubstantiation mystérieuse, ou une combinaison des méthodes précédentes. Un exemple typique est la façon dont les démocraties transsubstantient les résultats des élections en une « Volonté du Peuple » sacrée, conférant des pouvoirs divins aux politiciens élus.

[42]: Voir la note ci-dessus dans la section Opinions et intérêts pour une courte introduction à la Mémétique.

[43]: Les mesures prises pour empêcher la population d'utiliser la raison consistent à ériger un mur d'émotions fortes autour du sujet à rendre tabou. Le premier jeu de mesures est d'employer des tactiques d'intimidation pour instiller la peur de tout changement. La coercition étatique est ainsi présentée comme une garantie, l'Ultime garantie contre le Mal. Mais les seules choses que garantit le droit d'employer la contrainte sont l'injustice et le mal eux-mêmes, cependant que la seule garantie possible du bien est l'harmonie des intérêts particuliers dans une société d'individus coopérant librement. Ces tactiques sont l'équivalent émotionnel du Sophisme de Prévention des Catastrophes et du Sophisme Moral discutés ci-dessus. Et elles sont efficaces: les gens sont prêts à éviter le risque d'un mauvais résultat en embrassant la certitude du pire résultat possible. Il suffit juste de rendre le risque évident et de cacher la nature de la certitude; les gens ayant une aversion pour le risque, ils comprennent rarement qu'avec la liberté, tout ce qu'ils risquent est une amélioration.

L'autre principal jeu de tactiques est d'isoler les gens les uns des autres et de les empêcher de coopérer, pour en appeler à l'intérêt marginal des individus contre leur intérêt moyen, dans un grand dilemme du prisonnier. (Encore une fois, il est frappant que les étatistes utilisent des arguments de théorie des jeux prétendant que l'intervention étatique résoudrait le dilemme du prisonnier, alors que c'est précisément l'intervention de l'État qui crée un gigantesque dilemme du prisonnier à l'échelle de la nation, pour commencer.) Toute concurrence émergente doit être soumise par la force, ou rendue inefficace par la tromperie, ou subvertie en corrompant ses chefs pour les intégrer au pouvoir établi. Par quelque moyen légal ou non (qui requierra éventuellement de promulguer une nouvelle législation), toute coordination des opprimés en un mouvement anti-politique est systématiquement supprimée. En fait, une propagande politique permanente, une ferveur religieuse financée avec l'argent des contribuables pour des réformes politiques, et même une « opposition politique » financée par l'impôt serviront à canaliser à tout instant toute énergie potentielle parmi le public dans des débats qui acceptent les prémisses fondamentales du pouvoir politique.

[44]: Bastiat, dans ses Sophismes Économiques, a remarqué comme il était impossible de suivre complètement une théorie fausse: même ceux qui en théorie défendent le plus ardemment les systèmes collectivistes dans leur pratique individuelle vivent selon les principes de la vie; ils peuvent appliquer leurs théories fausses plus ou moins, mais ils ne peuvent pas être cohérents dans cette application, à moins d'en mourir. Les principes de la Vie et de la Vérité sont cohérents, tandis que les principes de la Mort et de l'Erreur ne le sont pas — en fait, c'est précisément cette cohérence qui en fin de compte caractérise la Vérité, et c'est la raison pour laquelle, en dépit de symétries superficielles, il est impossible d'échanger Vie et Mort, Vérité et Erreur, Bien et Mal. Les jugements émotionnels sont en termes de catégories comme Ami et Ennemi; ils sont liés par des liens symétriques d'alliance et d'opposition. Les jugements rationnels, par contraste, et bien qu'ils se présentent superficiellement en terme de paires catégories symétriques comme Vérité et Erreur, sont en fait fondés sur des structures logiques avec des catégories infiniment nombreuses, liées par les liens intrinsèquement dissymétriques de l'implication logique.

[45]: Le mal ne peut que parasiter le bien. Les forces de la Mort ne peuvent que se nourrir de la Vie. Parasites et prédateurs ne peuvent jamais « gagner » contre leurs victimes et proies, ou ils s'éteindraient aussi par là même. C'est pourquoi même le régime le plus oppressif ne peut pas survivre à moins qu'il n'y ait plus de forces créatrices dans le corps du peuple opprimé que de forces destructrices employées par les oppresseurs — et à moins que les oppresseurs ne tombent avant, ces forces créatrices gagneront en fin de compte, bien que cela puisse prendre un temps très long, pendant lequel les forces destructrices causeront des souffrances et détruiront non seulement du capital matériel, mais aussi cette partie du capital psychologique fondamental qui permet la coopération humaine. Les libéraux doivent donc avoir confiance dans le futur lointain; ce dont nous devons nous soucier est la façon de se rapprocher du progrès plutôt que de s'en éloigner — quel rôle nous pouvons jouer pour faire que le progrès ait lieu.

[46]: J'ai originellement introduit et expliqué cet usage des locutions « Magie Noire » et « la Magie Blanche » dans un article, Magie blanche contre magie noire.

[47]: Pour un magicien noir, la relation à la nature et aux autres personnes est hiérarchique: il y a des inférieurs et des supérieurs; les magiciens noirs se montrent violents envers les inférieurs et serviles envers les supérieurs. Pour un magicien blanc, la relation à la nature et aux autres personnes n'est pas hiérarchique: il n'y a aucun raison d'établir des catégories de « supérieur » et d'« inférieur »; ce qui compte est de reconnaître les différents traits des nombreuses forces autres, d'apprendre à les respecter, et de maîtriser leur utilisation en vue de meilleurs résultats.

[48]: La schizophrénie est inhérente à toute théorie qui ne correspond pas à la pratique. Effectivement, quand une théorie décrit un monde différent du monde réel. elle est fausse, et n'est donc pas soutenable, et la pratique ne peut pas suivre cette théorie de façon complète et permanente. La pratique contredira donc la théorie, et il y aura un point de rupture dans l'esprit de chaque croyant en cette théorie entre la théorie acceptée et la pratique effectuée. Ainsi, la schizophrénie est le compagnon assuré de toute théorie fausse qui dure. Un symptôme typique pour diagnostiquer cette sorte de schizophrénie est la perle suivante de pseudo-sagesse, qu'un magicien noir pourra souvent ressortir avec un sentiment de fierté et d'intelligence: « En théorie il n'y a pas de différence entre la théorie et la pratique, en pratique si ». Les magiciens noirs acceptent en tant que paradoxe empreint de sagesse ce qui en toute raison est le signe sûr que leur théorie est fausse et devrait être amendée. Bien sûr leur magie noire consiste précisément à ne pas développer les théories par raisonnement individuel, mais en lieu et place de se soumettre à une autorité collective pour adopter une théorie.

[49]: Cette manipulation du langage à fins de contrôle de la pensée est cohérente avec ce qui est connu sous le nom d'hypothèse (faible) de Sapir-Whorf: que le langage a une influence structurelle majeure sur la façon dont nous pensons.

[50]: Nous avons déjà vu dans notre section sur les sophismes des biens publics que c'était une imposture que de prétendre que l'État pouvait être la source d'un altruisme extérieur aux citoyens eux-mêmes, et que la seule chose qu'il apportait vraiment était la coercition. Nous pouvons pousser notre analyse plus loin, avec Henry Hazlitt, et voir que l'égoïsme comme souci de soi est non seulement compatible avec l'altruisme comme souci d'autrui, mais un prérequis pour le souci d'autrui: quiconque n'a aucun souci de soi, aucun goût pour des satisfactions personnelles, ne peut se voir offrir aucunes satisfactions personnelles; un tel résultat serait impossible et il serait stupide d'essayer. Et en effet, les « altruistes » magiciens noirs de cherchent pas les satisfactions personnelles, mais leur abolition, et leur remplacement par des « satisfactions collectives » ainsi que révélées par leurs statistiques croissantes et la satisfaction des élites politiques concernant leurs prouesses à diriger une société soumise d'esclaves.

En fait, l'égoïsme, souci de soi, même sans souci d'autrui, est un bien et est le véritable moteur social, comme Bastiat l'a montré. Il est ce qui donne à chaque homme l'envie d'apprendre, de s'améliorer, de coopérer avec d'autres personnes, etc. Le sophisme consiste à faire croire que les intérêts personnels seraient intrinsèquement antagoniques les uns aux autres, alors qu'en fait ils sont en harmonie les uns avec les autres, dans ce que Hazlitt appelle le mutualisme. Bien au contraire, l'« altruisme » sans égoïsme est le mal; ceux qui ne se respectent pas eux-mêmes ne seront pas capables de respecter autrui; ceux qui pensent que les autres personnes ont tort de rechercher des satisfactions personnelles priveront avec joie ces autres personnes de leurs satisfactions, et penseront avoir bien fait. En fait, l'altruisme n'est qu'un prétexte pour l'élite politique pour rechercher ses propres satisfactions personnelles, et pour sacrifier en toute quiétude les personnes soumises aux fins « altruistes » officielles.

[51]: Les magiciens noirs n'arrivent à voir la coopération dans aucun échange dissymétrique; ils insistent qu'une des deux parties exploite forcément l'autre unilatéralement. Or un échange purement symétrique où chacun reçoit exactement la même chose qu'elle a donné, n'est un gain pour personne, seulement une perte inutile de temps à échanger. C'est pourquoi l'idéal des magiciens noirs est l'autarcie individuelle — la dissolution de la société. Et c'est en effet là la conclusion logique du fait de concevoir toute interaction humaine comme une prédation.

Bien au contraire, la coopération naît de l'échange dissymétrique, où chaque personne, étant spécialisée, offre ce qu'elle sait faire avec comparativement plus de facilité et reçoit ce qu'elle ne peut faire qu'avec comparativement plus de difficulté. Dans la coopération, les gens aident à accomplir le potentiel les uns des autres. Un artiste possède un talent utile pour une certaine partie de quelque attraction, mais aucun pour la prospection, le marketing et la vente, il cherche un imprésario — le meilleur qu'il puisse trouver, pour faire cette corvée à sa place. Cet imprésario de son côté cherche les meilleurs acteurs qu'il puisse promouvoir, et vend leurs talents au meilleur producteur qu'il puisse trouver. Un producteur rassemble un ensemble des meilleurs talents, chacun inutile s'il reste isolé, pour produire le meilleur spectacle possible et le vendre aux meilleurs clients qu'il puisse trouver. Et le public à son tour est prêt à payer pour quelque distraction qui suscitera des satisfactions telles qu'il ne trouvera pas mieux et moins cher ailleurs. Tout le monde profite de toute le monde. Chaque personne exploite chaque autre personne. Et tout le monde en est heureux — l'exploitation c'est bien. La liberté de se retirer et de choisir avec qui coopérer, en d'autres mots, un marché de libre concurrence, est exactement ce qui garantit que chacun sera servi du mieux qu'il puisse trouver, dans cette exploitation mutuelle dont le nom est coopération sociale.

[52]: Un exemple de tels magiciens noirs sont les défenseurs d'un « droit à la paresse », par lesquels des parasites qui refusent ostensiblement de travailler exigent que la force politique soit utilisée pour prélever de l'argent sur ceux qui travaillent pour leur accorder argent, satisfactions diverses, et autres privilèges.

[53]: C'est le cas de tous les « altruistes » qui font l'éloge du sacrifice à la collectivité sans satisfaction mesurable.

[54]: Ceci peut être résumé par cette citation de James J. Ling: « Ne me raconte pas à quel point tu travailles dur. Raconte-moi tout ce que tu arrives à accomplir. »

[55]: Lire le chapitre de Hazlitt sur le Sacrifice. Pour illustrer ce propos, vous pouvez considérer la notion de « gambit » dans le jeu d'Échecs, par lequel une pièce valable est sacrifiée pour obtenir un meilleur développement positionnel, ou quelqu'avantage qui en fin de compte contribuera positivement à la victoire finale. Ce n'est clairement pas la perte d'une pièce en elle-même qui est considéré comme un bien, mais l'astuce qui permet d'obtenir via un sacrifice temporaire un bénéfice net qui n'aurait pas été obtenu sinon.

[56]: C'est l'essence de ce qu'Alfred North Whitehead voulait dire dans sa phrase connue sur le progrès de la la civilisation:

C'est un truisme profondément erroné, répété par tous les manuels et par des personnes éminentes dans leurs discours, que nous devrions cultiver l'habitude de penser à ce que nous faisons. La vérité est diamétralement opposée. La civilisation avance en étendant le nombre d'opérations importantes que nous effectuons sans avoir à y penser. Les opérations de la pensée sont comme les charges de cavalerie dans une bataille — elles doivent être strictement limitées en nombre, elles requièrent des chevaux frais, et ne doivent être déclenchées qu'aux moments décisifs.

[57]: Nous avons précédemment discuté le problème de convaincre des gens dans notre discours à la conférence de printemps 2002, à Paris, de Libertarian International: Reason And Passion: How To Be A Convincing Libertarian. Nous sommes malheureusement loin d'avoir des solutions toutes faites à proposer, et nous sommes très intéressés d'entendre des méthodes qui marchent pour guérir cette maladie mentale qu'est le Principe Autoritaire.

[58]: De même que Richard Dawkins a construit le mot « mème » par analogie avec « gène », le mot « mémotype » est construit par analogie avec « génotype ». Voir le projet Principia Cybernetica pour plus d'information sur la mémétique.

[59]: Le lecteur pourra comparer ces trois questions aux trois questions d'Ayn Rand dans La philosophie: qui en a besoin: « Qui suis-je? Comment puis-je le découvrir? Que dois-je faire? », par lesquelles elle caractérise respectivement la métaphysique, l'épistémologie et l'éthique.

Bien sûr notre thèse consiste précisément en ce que bien qu'on puisse insister séparément sur chacun de ces aspects, ils sont inséparables les uns des autres dans nos stratégies de comportement. Les magiciens noirs hiérarchisent la métaphysique puis l'épistémologie puis l'éthique, où l'univers serait un ensemble donné sur lequel se renseigner avant d'agir. Nous les magiciens blancs savons que nous ne pouvons obtenir de l'information sur l'univers qu'en interagissant avec lui, ce qui le modifie à son tour, de façon que l'information circule dans les deux sens, d'éthique vers épistémologie et métaphysique aussi bien qu'en sens inverse.

[60]: On pourra avancer que certaines personnes ne le savent pas, qu'elles ne le ressentent pas, qu'elles n'agissent pas. De telles personnes meurent. Génétiquement, mémétiquement, elles sont des voies de garage, qui sont vite balayées par la vie. Les relativistes auront beau jeu de prétendre que la mort n'est pas moins « bonne » que la survie, et qu'exister ne vaut pas mieux que ne pas exister. Peut-être. Mais ceux qui sont morts, ceux qui n'existent pas, les choses qui ne sont pas réelles, n'ont aucune pertinence. Ils ne viennent pas changer ce qui advient de nos vies (toutefois les idées bien réelles sur des choses irréelles, si). Nous vivons. Si vous ne vivez pas, vous êtes hors de notre horizon. Si vous ne voulez pas vivre, allez donc mourir; vous perdrez toute pertinence tandis que nous nous concentrerons sur les choses qui comptent pour nos vies. La vie est une prémisse à toute discussion rationnelle, car toute négation de la vie est une contradiction performative.

Une réponse plus faible est que même si rien ne vaut mieux qu'autre chose, alors la réponse que nous donnons ne vaut pas moins qu'aucune autre réponse. Dans tous les cas, l'argument comme quoi tout se vaut est auto-contradictoire. Certains magiciens noirs y feront appel malgré tout, comme moyen d'inhiber la rationalité d'autrui et de faire prévaloir leur force, en lieu et place d'un argument rationnel.

[61]: Au sujet de l'homme comme moyen pour d'autres hommes, voir de Norbert Wiener The Human Use Of Human Beings: Cybernetics And Society de même que de Henry Hazlitt The Foundations of Morality.

[62]: La vie consiste à métaboliser des ressources extérieures. Cela n'a pas lieu seulement à l'échelle de la biochimie, mais aussi à l'échelle de la société. Nos meilleurs gènes et mèmes survivent si et seulement s'ils répandent leur structure. Ces structures doivent être efficacement réalisées dans un environnement concurrentiel, en utilisant des ressources qui sont extérieures et qui sont organisées si elles le sont de façon différentes; ces ressources sont utilisées en les imprégnant avec une partie appropriée de l'ordre interne de la forme de vie qui les absorbe. La transformation localement anentropique (certains diraient « extropique ») de l'organisation inconnue, incomprise et peut-être inconnaissable d'une ressource en un motif connu, compris et amical est l'activité caractéristique de la vie: la métabolisation.

Au niveau biochimique, il existe des membranes (membrane cellulaire, peau, etc.) qui séparent le monde intérieur constitué des ressources ayant été transformées ou réservées pour une métabolisation prochaine, du monde extérieur constitué des ressources soumises à un ordre extérieur. Mais même ces membranes ne sont pas des frontières absolues, absolument précises, infranchissables, incassables. Ce sont plutôt des limites adaptatives et auto-réparatrices qui fournissent une tentative de séparation de l'intérieur vis-à-vis de l'extérieur en un compromis productif entre efficacité et coût. À l'échelle sociale, les droits de propriété sont aussi de telles membranes, qui identifient les ressources qui ont été métabolisées par certaines personnes qui les ont transformées ou les ont réservées pour transformation prochaine. La règle d'appropriation d'une ressource par celui qui les met en valeur en premier (homesteading, en anglais), n'est que la reconnaissance du processus de la vie à l'échelle de la société.

[63]: Ici, nous devons réaffirmer le fait que hiérarchies et entreprises, comme la Magie Noire et la Magie Blanche, sont deux pôles, deux extrêmes, entre lesquels se développe la réalité. Dans nos sociétés de magie grise, les compagnies et institutions sont typiquement quelque chose d'intermédiaire entre les idéaux de la hiérarchie et de l'entreprise. Même dans les administrations hautement centralisées, l'entreprise individuelle est essentielle pour que les choses se fassent; et même dans des compagnies hautement compétitives, le flux de décision sociale est ressenti par les participants et institué selon une relation hiérarchique. Ainsi, là aussi, il y a du gris, et là aussi, le gris n'a de sens que par référence au noir et au blanc.

[64]: Cette utopie est résumée dans la hiérarchie proverbiale « sĩ nông công thương » (administrateur, paysan, ouvrier, commerçant) des sociétés traditionnelles vietnamienne et chinoise.

[65]: Le mot « pari » ci-dessus ne doit pas être compris comme une mise dans un jeu à somme nulle de prédation mutuelle basé sur le pur hasard, comme dans un casino ou une course de chevaux. Bien au contraire, il doit être compris comme l'engagement de ressources dans un jeu à somme positive de production, où un choix judicieux compte. Et la preuve du caractère judicieux d'un choix se trouve précisément dans l'engagement sage ou peu sage des ressources. Ceux qui engageront leurs ressources sagement retireront un grand bénéfice de leur investissement, tandis que ceux qui prendront les mauvaises décisions perdront leur mises et au-delà. Ce que nous cherchons à exprimer par le mot « pari » n'est pas l'incertitude statique mais la nature dynamiquement évaluable de toute connaissance: comme corps statique d'information, la connaissance est radicalement incertaine et dénuée de valeur; mais comme base dynamique pour s'adapter, la connaissance a la valeur des choix adaptatifs meilleurs auxquels elle mène.

[66]: Cette idée a été plus tard formalisée longuement par Karl Popper, qui a conclut que l'induction était impossible comme un principe de raisonnement hors contexte. Cependant, Popper semble n'avoir jamais réalisé la formalisabilité d'un principe positif d'induction dans un raisonnement avec contexte évolutif, plutôt que de son principe purement négatif de « falsification ».

[67]: C'est le fameux principe inductif suivi par tous les scientifiques, souvent nommé rasoir d'Occam, et bien formalisé par Ray Solomonoff.

[68]: Les côtés clairs et sombres de la connaissance sont résumés dans les « Lois de l'information de Finagle »: « L'information que vous possédez n'est pas l'information que vous voulez. L'information que vous voulez n'est pas l'information dont vous avez besoin. L'information dont vous avez besoin n'est pas l'information que vous pouvez obtenir. L'information que vous pouvez obtenir coûte davantage que ce que vous êtes prêts à payer. » Bien sûr, de même qu'avec la Loi de Murphy, ces lois ne parlent que des échecs qui reviennent nous hanter, car nous prenons les succès pour donnés.

[69]: Pour empêcher les gens de réaliser que les paramètres mesurés deviennent vides de sens, les magiciens noirs attribueront un pouvoir magique aux mots eux-mêmes; une fois associé par une croyance magique à un sens qui se veut absolu, le mot peut alors être utilisé pour nommer un paramètre mesurable dont le sens réel dérivera jusqu'à perdre toute pertinence. La Magie Noire, une fois de plus, se fonde sur des vœux pieux.

[70]: J'ai appris depuis que parmi les économistes ce phénomène était connu sous le nom de loi de Goodhart.

[71]: Dans The Pretence of Knowledge, Hayek démasque la pseudo-science cachée derrière l'approche statistique en économie. Mais il ne se rend pas compte du motif récurrent plus général que constitue la pensée statique, et pour lequel l'irrationalité n'est pas un accident, mais une caractéristique essentielle.

[72]: C'est ce qu'Anthony de Jasay appelle « the drudge », mot qu'on pourrait rendre en français par « la routine besogneuse ».

[73]: Remarquablement, pour les étatistes, le mot Économie est défini pour désigner très exactement tout ce qui peut être assujetti à l'impôt, et rien d'autre.

[74]: Sur la différence entre coûts comptables et coûts d'opportunité, voir notre article subséquent, Raisonnement économique contre sophismes comptables: le cas de la recherche « publique ».

[75]: Remarquez comme le « coût » d'une opportunité n'a de sens qu'à l'intérieur de l'ensemble des préférences d'un individu. Remarquez aussi que les préférences sont ordinales plutôt que cardinales; c'est-à-dire, elles permettent de choisir entre des alternatives, de les trier par ordre de préférence, mais pas de les placer sur une échelle numérique — et encore moins sur une échelle commune à de nombreuses personnes. C'est pourquoi toute forme de calcul utilitariste collectiviste est une imposture intellectuelle.

[76]: La citation originale suit:

« The [classical] liberal, of course, does not deny that there are some superior people — he is not an egalitarian — but he denies that anyone has authority to decide who these superior people are. » — F. A. Hayek, Why I Am Not a Conservative (VF)

[77]: L'article de Hyperdiscordia sur la « Loi d'escalade éristique » continue comme suit:

Aussi je vais les traduire dans la lingua franca du monde occidental: toute imposition d'ordre crée un déficit de chaos, qui s'accumule avec intérêts composés jusqu'à ce qu'il soit remboursé (en subissant tout le chaos dû, taux n-aire).

Bien sûr, Éris pense que tout le chaos est du tonnerre. Mais nous autres mortels trouvons que l'excès d'une bonne chose est un peu dur à supporter. Aussi flanchons-nous quand nous rencontrons un anérisme — c'est-à-dire une déclaration qui méconnaît la Loi d'escalade éristique.

Si vous entendez dire que rendre la prostitution illégale éradiquera le viol, vous entendez un anérisme — une manifestation de l'Illusion Anéristique. (Si vous lisez la Va'ch Sacré — au lieu de la parcourir en diagonale comme il est recommandé de le faire — vous comprendrez l'anamysticométaphysique de l'anéristique.)

Un anérisme entre presque toujours dans notre monde à travers la bouche d'un politicien — mais il peut s'agir de n'importe quelle figure d'autorité comme un prêtre ou un enseignant ou un parent ou un patron ou Ronald McDonald.

[78]: Un exemple est la loi française limitant le temps de travail légal à un maximum (en moyenne) de « 35 heures » par semaine. La justification supposée est que travailler moins est un sacrifice qui permettrait de « partager » le travail disponible avec les personnes présentement au chômage. De plus, c'est aux employeurs, et non pas aux employés, que l'on demanda de payer pour le sacrifice. Bien sûr, pour tous les emplois futurs, tout ce que cela a voulu dire est que le coût d'un salarié aura cru, de telle façon que l'employeur peut payer moins pour une productivité donnée, cependant que les personnes dont la productivité est trop basse pour justifier du salaire minimum additionné des coûts supplémentaires à la charge de l'employeur ne seront pas embauchés. Le résultat net est donc une augmentation du chômage, autant qu'une diminution des richesses totales étant produites, puisque les gens travaillent moins. Pour ce qui est des emplois existant, quelques employés pourront avoir effectivement profité à court terme, mais alors les employeurs auront fait face à des difficultés financières qui les auront mis en faillite; quoique dans le cas de l'État comme employeur, le contribuable paie pour la faillite — et l'augmentation de la pression fiscale déplace la faillite vers d'autres entreprises. Les politiciens s'en moquent, tant qu'ils attendent de cette mesure qu'elle déplace plus de voix en leur faveur qu'en leur défaveur aux prochaines élections; et ces mesures resteront tant que les politiciens penseront que les annuler aura un effet négatif sur leur réélection.

[79]: Voir aussi cette Introduction à la Philosophie de la Liberté par Ken Schoolland et Lux Lucre pour une brève explication du meurtre, de l'asservissement, et du vol.

[80]: Pour reprendre le terme de Bertrand de Jouvenel dans Du Pouvoir.

[81]: Pour une parodie de ce choix en deux maux, voir Cthulhu.org. Remarquez que la notion même de devoir choisir entre deux maux est un mélange de Magie Blanche et de Magie Noire: En Magie Blanche, vous devez faire des choix; mais il n'y a pas de notion de mal a priori; en supposant pour les besoins du raisonnement qu'il n'y ait que deux choix possibles alors tout ce qui compte est que, étant donné les conséquences que l'on peut attendre, y compris celles relatives à l'acceptation de règles générales de comportement, l'une sera préférable à l'autre et donc ipso facto meilleure, tandis que l'autre sera pire, sans qu'il y ait d'autre échelle pertinente de Bien et de Mal. Bien sûr, en pratique les choses sont plus complexes qu'un choix entre deux camps bien définis; et la question pertinente est alors de déterminer où dépenser ses ressources marginales (y compris son attention), ce qui peut impliquer de ne faire front avec aucun des deux camps proposés. (Voir mon article Faire la guerre ou ne pas la faire? Faux dilemmes et vraie morale.) En Magie Noire, il y a un Bien absolu et un Mal absolu (quoique pas forcément sous ces noms-là) et avoir à choisir entre deux Maux est un paradoxe inexplicable, une source de chagrin et de peine, une raison de plus de se révolter contre la nature. En pratique, la nécessité d'un choix est reconnue par les magiciens noirs, ce qui est en même temps un tribut à la Magie Blanche, et une condamnation formelle de son caractère Malin.

[82]: Voir mon article Schizophrénie socialiste.

[83]: Orwell, dans son roman de 1949 1984, expliquait le slogan paradoxal « La Guerre c'est la Paix » comme signifiant qu'en créant un état de guerre avec un ennemi extérieur, l'État pouvait obtenir la paix intérieure sans opposition au gouvernement. En 1918 déjà, Randolph Bourne écrivait un article célèbre expliquant que la guerre est la santé de l'État (War is the Health of the State). Mais il a été remarqué il y a bien longtemps que le but réel de la guerre était d'asseoir le pouvoir des politiciens sur leurs propres sujets:

« En passant en revue l'histoire de l'État Anglais, ses guerres et ses taxes, un observateur, qui ne serait pas aveuglé par un préjugé ou biaisé par un intérêt, déclarerait qu'il est faux que les taxes aient été levées pour mener des guerres, mais que se sont bien les guerres qui ont été menées pour lever des taxes. » — Tom Paine, Les Droits de l'Homme, I.

[84]: Pour tout problème complexe, il y a une solution qui est simple, nette, et fausse. — H. L. Mencken

[85]: Contourner les contradictions du système offrira aussi un vaste terrain de jeu pour ceux qui aiment à exercer leur intellect tout en acceptant les prémisses du système. Seuls ceux qui refusent d'accepter ces prémisses incohérentes sont vraiment les ennemis irréductibles de la Magie Noire.

[86]: Il est donc caractéristique que les magiciens noirs mettent en avant la morale comme justification de la politique, comme le juste objet de l'emploi de la force; qu'ils soient de droite ou de gauche, leur politique consistera en fait en l'imposition coercitive d'un ordre moral, défini selon leurs propres goûts subjectifs.

À l'opposé, les magiciens blancs séparent avec la plus grande attention la morale de la justice, et ne voient l'emploi de la force comme justifié qu'en matière de justice, tandis qu'il est illégitime pour tout ce qui concerne la morale individuelle; quelques soient leurs préférences personnelles, leur libéralisme consiste effectivement en le respect d'un ordre juridique défini selon des règles objectives rationnelles.

[87]: Avez-vous jamais perdu quelque chose, par exemple vos clefs, et vous êtes-vous alors demandé « qui m'a volé mes clefs? »? Apparemment, chercher une intention derrière tout événement qui nous concerne est un réflexe naturel du cerveau humain. Le cerveau essaie constamment de trouver des correspondances entre les événements du monde et des motifs connus — innés ou acquis. Or, les motifs basés sur les intentions sont profondément implantés dans la structure de nos cerveaux, suite à des millions d'années de vie dans des sociétés où l'intention comptait le plus: en effet, nos ancêtres devaient affronter des proies et prédateurs, et des partenaires ou rivaux sexuels, qui peuvent être bien compris en termes d'intentions; ils n'avaient pas à faire face à des technologies complexes et une cybernétique sociale pour lesquelles les explications en termes d'intention ne mènent à rien.

[88]: Comme Philip K. Dick l'a dit:

La réalité, c'est ce qui ne s'en va pas quand vous cessez d'y croire.

[89]: C'est pourquoi la Magie Noire tente non seulement de cultiver l'ignorance, mais aussi et surtout de remplir les têtes avec son propre fatras, pour qu'il n'y ait plus de place de libre pour la connaissance vraie. Le contrôle total de l'éducation, le matraquage médiatique, etc., sont donc des outils essentiels dont la Magie Noire a tôt fait de s'emparer quand ils existent, et qu'elle développe bien au-delà de ce qui existait auparavant.

[90]: Il y a quelque chose d'une oxymore dans cette affirmation. En fait, c'est tout le présent essai qui tente de retourner l'imagerie manichéenne de la magie noire contre la magie noire elle-même. À ce titre, il suit un peu le même principe que la GNU GPL, qui retourne la législation de protectionnisme informationnel contre le protectionnisme lui-même, ou de l'Aïkido, qui retourne la force de l'agresseur contre lui-même. C'est une technique d'autodéfense, qui ne saurait décrire l'ordre naturel des choses, seulement apporter les moyens d'en combattre les perturbations. Pour une tentative d'aller plus loin, voir mon discours suivant, The Enterprise of Liberty vs The Enterprise of Politics.

Quant à l'autodéfense, nous utilisons donc le principe du Mal contre lui-même, en sachant pertinemment qu'il y a là une contradiction dynamique qui doit fort justement mener à restreindre, diminuer et contenir le principe du Mal, à défaut de pouvoir l'anéantir. Il demeurera toujours important de rester vigilant quant à l'emploi des outils de violence qui resteront à jamais nécessaires pour combattre les inévitables résurgences du principe coercitif dans le monde. Mais ici comme ailleurs, il est illusoire de penser qu'on pourra s'économiser cette vigilance et cette violence en en confiant le monopole à un contre-pouvoir officiel ou en en abandonnant unilatéralement la prérogative — car ce contre-pouvoir ne tarderait pas à devenir le pouvoir lui-même, bien plus puissant que celui qu'il tenait jusqu'alors en échec, cependant que cet abandon ne serait qu'une capitulation devant ceux qui ne feraient pas ce renoncement. C'est du reste toute l'histoire du parlementarisme et du pacifisme. Originellement contre-pouvoirs opposés à l'absolutisme monarchique, les parlements règnent aujourd'hui dans leur propre absolutisme qui s'accentue sans cesse et a plusieurs fois viré au totalitarisme. Quant au pacifisme, lui n'a fait que mener des millions d'innocents à sombrer entre les griffes de grands assassins de masse. Bref, il semble que l'antagonisme et sa résolution violente existeront toujours, même s'ils ne seront jamais le moteur de l'humanité; et dans de tels antagonismes, mieux vaut mettre la force du bon côté que du mauvais.

[91]: Voir le site Strike The Root.

[92]: Comme l'a dit Tom Paine, « La modération dans le tempérament est toujours une vertu; mais la modération dans les principes est toujours un vice. »

[93]: L'individualisation de la religion est un mème qui historiquement a réussi comme symbiote des religions monothéistes universelles: il a commencé à chevaucher le judéo-christianisme quand la théocratie juive a perdu son pouvoir aux mains d'envahisseurs étrangers. Ainsi, après que les armées perses eurent conquis la Judée, les prophètes juifs ne pouvaient plus en appeler au pouvoir politique pour imposer leur volonté; au lieu de ça il durent se résigner à convaincre les individus de se soumettre volontairement à leur prêche. La religion chrétienne, qui s'est originellement répandue dans l'empire romain contre la volonté du pouvoir politique, a aussi dû faire appel aux gens par choix individuel. La liberté s'est élevé à nouveau en Europe après que les invasions germaniques aient divisé l'empire romain en un grand nombre de royaumes, déplaçant le pouvoir politique hors de la théocratie chrétienne et dans les mains des militaires conquérants. À son tour, cette séparation de facto de l'église et de l'État a mené, par la compétition, au développement d'une certaine liberté de penser, et a donné un avantage compétitif à ces sociétés qui soutenaient cette séparation de l'église et du pouvoir politique par rapport aux sociétés qui ne le faisaient pas.

[94]: Cette séparation a été notablement théorisée par Christian Michel dans Faut-il obéir aux lois de son pays?, 2000. Cette distinction entre Morale et Justice est déjà assez présente dans The Foundations of Morality de Henry Hazlitt, mais son inclusion de la Justice dans la Morale nous semble cybernétiquement incorrecte, car les décisions de morale et de justice ne sont pas prises par les mêmes personnes en fonction de la même information: la morale est la façon dont chacun prend des décisions basées sur l'information personnelle dont il dispose; la justice par contre est le résultat de l'interaction morale entre plusieurs individus, qui synchronisent leurs actions à partir de l'information publiquement disponible; c'est un phénomène social par lequel l'équilibre des forces sociales mène à la légitimation d'action violentes à l'encontre des malfaiteurs reconnus comme tels.

[95]: Nous pouvons identifier cette capacité à ce qu'Alfred Korzybski appelait le « time-binding ».

[96]: C'est pourquoi il peut être dit avec justesse que le Libéralisme est le seul vrai Humanisme. Un vrai humaniste peut être libéral et ne peut pas être autoritariste, car l'autorité dégrade l'homme à l'état de brute sauvage, cependant que la liberté élève le sauvage à l'état d'homme civilisé. La Liberté est le véritable accomplissement de l'Humanité.

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