Utiliser ses propres mots François-René Rideau |
Je déterre et complète en septembre 2004 cet article que j'écrivais il y a quelques années, confronté à des jeunes pas plus capables d'articuler des idées claires que de parler un français châtié, et spectateur de la glorification médiatique des « arts des banlieues » et des initiatives misérabilistes de l'éducation nationale et autres administrations politiques.
Souvent, on voit à la télé un reportage où des journalistes se pâment devant un éducateur qui a fait s'exprimer des jeunes des banlieues avec leur façon propre, leur dialecte, leur culture populaire, reprenant des oeuvres classiques ou parlant de sujets divers en utilisant leurs propres mots. Que faut-il penser de tout cela?
Utiliser ses propres mots, c'est un bien indéniable; mais s'arrêter là, et se pâmer déjà, croire le travail de l'éducateur accompli, c'est une erreur grossière et tragique; et même sans exprimer de contentement outrancier, ne pas parler du chemin qu'il reste à parcourir, c'est mentir par omission, c'est donner une fausse impression. Car si utiliser ses propres mots est nécessaire, ce n'est pas suffisant — et surtout, ce n'est pas un but, mais un moyen — ce n'est pas l'accomplissement de l'éducation, mais son tout début.
Utiliser des mots qui ne sont pas les siens, c'est un mensonge — pas forcément envers les autres, car en employant les mots d'un auteur autre, on s'en fait le messager, et ces mots peuvent être l'expression sincère de cet auteur. — Mais pire que de mentir aux autres, c'est se mentir à soi-même! Si quelqu'un vous impose ses mots, il commet un péché; si vous acceptez volontairement de les subir, vous en commettez un autre. On ne peut agir librement, être auteur de sa propre vie, qu'en parlant sincèrement, du tréfond de son âme.
Cela veut-il dire que nous ne pouvons utiliser les mots des autres? Sommes-nous condamnés à ne pouvoir être libre qu'incomprenant et incompris? Certainement pas! Car les mots d'autrui, nous pouvons les faire nôtres, les assimiler. Ce faisant, nous ne lésons pas ces autres, mais au contraire leur faisons hommage; nous ne leur faisons pas perdre leur énergie, mais leur faisons cadeau de la nôtre pour la duplication de cette information qui était une partie d'eux-mêmes et maintenant aussi une partie de nous. [1] Alors, enrichi de cette nouvelle extension de soi, nous pouvons reprendre sincèrement ces mots, et les dire, tels quels ou modifiés, à notre façon.
Si la sincérité est une condition nécessaire pour être soi-même et exister, l'assimilation n'en est pas moins le moyen nécessaire pour s'améliorer et jouir, ce qui est le but de notre être. Ceux qui s'arrêtent à la sincérité seraient des enfants qui, ayant appris à marcher, refuseraient d'emprunter le moindre sentier et d'aller nulle part, mais resteraient sur place, à tourner en rond. Que ces jeunes des banlieues utilisent leurs propres mots — bien sûr! Mais il est déplorable que ces mots-là, qui leur sont propres, soient aussi misérables. Le but de l'éducation est justement de faire en sorte qu'ils sortent de cette misère, qu'ils enrichissent leur intellect, qu'ils maîtrisent la culture passée, et soient prêts à acquérir la culture future.
Quand les journalistes s'émerveillent de ce qu'un éducateur permette à des enfants de s'exprimer, c'est un comble! Laisser s'exprimer, ce n'est pas un bien que l'éducation fait: c'est un mal qu'elle ne fait pas, ou plutôt qu'elle doit ne pas faire. Il faut au contraire se demander comment il est possible que cette libre expression apparaisse comme exceptionnelle, alors qu'elle est la condition de départ de toute éducation véritable; il faut dénoncer un système dit « éducatif » qui n'est qu'endoctrinement à grande échelle, basé sur l'imposition par la force publique d'un moule unique à toute une génération de citoyens — programmes prédéfinis pour tous à rythme prédéterminé pour tous. [2]
Pire encore, la propagande officielle revendique pour ces jeunes la fierté de leur « culture de banlieue », qui serait à l'égale de toute autre « culture ». Leur enseigner à être fiers de leur misère intellectuelle, c'est les maintenir dans l'ignorance crasse. C'est leur désapprendre les valeurs de la civilisation qui seules pourraient les sortir de cette misère. Plus encore, vouloir ranger leur culture dans une catégorie collective, « culture de la banlieue », c'est nier l'individualité de chacun de ses jeunes, et les maintenir dans un moule social.
Bref, tout le tapage fait autour de ces « initiatives éducatives » n'est qu'une propagande qui a pour effet de décourager ces jeunes de faire l'effort d'acquérir une culture meilleure dans leur quête personnelle d'accomplissement. Et cette propagande participe du maintien de ces jeunes dans la misère intellectuelle, matérielle, morale. [3]
[1]: Ainsi, ce qui est d'ailleurs une condition nécessaire de son existence dans une dynamique évolutionniste, la communication est un jeu mémétique à somme positive.
[2]: L'école, et tout particulièrement l'« éducation nationale », n'est pas le lieu de l'éducation des enfants qu'elle prétend être; elle est le lieu de l'enrégimentement de la jeunesse, du contrôle des esprits, de l'abrutissement de l'intellect, de l'émoussement de l'esprit critique, du biais systématique des opinions, du catéchisme de la religion officielle nationale-étatiste.
[3]: La responsabilité de l'éducateur est de proposer à ses élèves toujours davantage de mots, structures, concepts, qu'il devra puiser parmi les plus beaux, les plus élevés, les plus utiles, les plus pleins de sens parmi toute la culture universelle. Qu'ils les acquièrent, non pas pour les ressortir tels quels, prémâchés, à l'identique (si telle chose existe), mais pour s'en servir à résoudre leurs propres problèmes personnels et à se développer individuellement. L'éducateur doit s'efforcer de les faire sortir de leur dénuement culturel initial, qui est le lot de tout nouveau né; son rôle est de leur transmettre l'héritage des siècles, de leur permettre d'assimiler les richesses existantes et d'en créer à leur tour; car l'assimilation est largement une re-création.
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